La presse et les revues scientifiques ont largement commenté l’événement : une équipe de chirurgiens et de neurologues italiens se prépare à transplanter la tête d’un patient atteint de tétraplégie ou d’une maladie dégénérative sur le corps sain d’un donneur en état de mort cérébrale. Dans un article publié dans la revue Surgical Neurology International, l’initiateur de cette grande première explique les extraordinaires avancées de la chirurgie transplantatoire : cette greffe d’une tête sur « le corps d’un autre » serait envisageable d’ici deux ans. On se souvient que le Dr Robert White était parvenu à transplanter une tête de singe sur un autre primate il y a un demi-siècle, mais sans parvenir à « rebrancher » leurs moelles épinières. Il y aurait désormais un outillage d’une précision à l’échelle moléculaire et des matériaux chimiques capables de remettre en phase les circuits nerveux. Et puis je me suis souvenu d’entretiens que j’avais menés pour télé-Sorbonne avec Jean Dausset, l’hématologue et immunologue qui a rendu possibles les greffes d’organes par sa découverte du complexe majeur d’histocompatibilité.
En fait, je ne me suis inspiré que de mon expérience immédiate, plutôt traumatique au moment de l’écrire, ainsi que d’une longue pratique de la dépossession, d’une sorte de désassujettissement expérimental. Je me suis mis en état quasi hypnotique d’empathie, moi-même en pleine épreuve alors. Ce roman tente d’appréhender une réalité inédite qui adviendra fatalement et qui bouleversera notre conception de l’humain. Mais pour rendre crédible l’aventure, il m’a fallu imaginer intensément avec mon propre corps ce qui adviendra sur un plan physico-sensible, de me représenter intimement avec toutes les conséquences physiologiques, psychologiques, sociales, amoureuses ou fantasmatiques cette métamorphose frankensteinienne. Corps désirable en cela est un roman phénoménologique.
Les avancées de la médecine et plus largement de la technique participent d’une force aveugle de conquête de la maîtrise, il y a un impérialisme inéluctable de la science dans ses processus de découverte, ce qu’on appelle le progrès. Mais l’éthique ne suit pas, et toute la question du devenir humain en résulte. L’éthique n’a pas vocation à n’être qu’un contre-pouvoir, son rôle ne peut être d’empêchement, mais toute application des avancées scientifiques devrait répondre aux interrogations fondamentales sur le devenir humain. La fission de l’uranium par bombardement de neutrons devait-elle entraîner la mise au point de l’arme nucléaire ? Einstein et Marie Curie avaient-ils seulement imaginé Hiroshima ? Il y a bien sûr d’autres usages de l’énergie atomique. Mais l’absurdité absolue d’une modernité qui crée les conditions de son anéantissement laisse béante la question éthique. Tout progrès technique, certes riche en soi d’amélioration des conditions de vie, pourra servir et servira un jour l’instinct de destruction des pouvoirs en situation conflictuelle, lequel est d’une inventivité sans limites. On le voit avec la mondialisation des technologies de communication, et donc de contrôle et d’endoctrinement, lesquelles simulent une sorte de belligérance globale en préalable d’on ne sait quel basculement dans l’inconnu. Greffer une tête sur un corps n’est pas une intervention bénigne, elle implique la mort récente d’un donneur et la métamorphose obligée du receveur. Ce roman soulève les interrogations fondamentales, d’ordre éthique et existentiel, que doit se poser de manière de plus en plus décisive la chirurgie transplantatoire, si elle ne veut pas perdre les simples repères d’altruisme en dénaturant les chartes de « conformité déontologique ». Jusqu’où donc un individu aux mains de la science médicale la plus avancée gardera-t-il son intégrité de personne humaine ? Sur ce constat, plus actuel que jamais, prend corps le vieux rêve d’immortalité dans la perspective ultra-contemporaine des techno-sciences avec toutes les dérives imaginables, dès lors que dans deux, vingt ou cent ans, on autoriserait les dictateurs, les oligarques et autres Dr Folamour à perpétuer leur folie grâce à quelque élevage humain clandestin ou par l’entremise de mafias institutionnelles.
L’amour peut succomber à cause d’une distraction et survivre aux pires tortures. J’ai tenté justement dans Corps désirable d’étudier in vivo (ou plutôt in fictio) de penser les transformations psychiques, organiques, cénesthésiques qu’implique un tel événement. C’est d’abord l’histoire d’un amour rendu physiquement impossible entre un homme et une femme. Un homme et une femme qui s’aiment, que tout rapproche, se trouvent confrontés à la plus grande violence, celle de perdre les moyens de se reconnaître l’un l’autre. Le corps a une mémoire diffuse, instinctuelle, et même une masse neuronale aux fonctions imprécises, deuxième cerveau situé au niveau cœliaque en infra-communication avec l’encéphale. Que restera-t-il d’une passion amoureuse une fois l’amant dépossédé de sa chair aimante, avec en charge une autre histoire corporelle, un autre sexe, d’autres cicatrices et tatouages ? On pourrait faire sans doute confiance à l’espace transgressif des songes, de l’imaginaire, à une forme d’instinct de survie que l’amour porte en lui comme un philtre.
La fiction est le plus précis des scalpels pour disséquer les faux-semblants mortifères de l’actualité. Par le roman on met celle-ci en perspective critique tout en captant l’attention onirique du lecteur, en l’impliquant dans les procès que l’œuvre soulève. Les chirurgiens italiens ont d’ailleurs déclarés leur incompétence en matière d’éthique devant l’inconnu qui se profile, se déchargeant de cette question sur les poètes et les philosophes. Je les ai pris au mot non par un défi de pensée, mais parce que l’interrogation sur l’identité et les limites de l’humain m’a toujours taraudé. Ainsi ai-je écrit autrefois la Cène, en 1974, à partir d’un fait divers : un avion s’écrase dans les montagnes de la cordillère des Andes, et les rescapés, isolés à quatre mille mètres d’altitude, décident pour survivre de dépecer et de manger les cadavres de leurs compagnons morts dans l’accident. Après sept semaines de cauchemar, les survivants rendus au monde défendent avec l’appui des plus hautes instances religieuses et des grands médias un choix effectué au nom du Christ, autrement dit une interprétation à la fois lyrique et intangible des actes d’anthropophagie, confondus au mystère de l’Eucharistie, en oubliant leur enfermement schizoïde et la supputation sur la mort des blessés et des plus faible. Tout comme les cannibales civilisés des Andes enfermés dans un cercle magique, nous exploitons aveuglément la planète aux détriments des plus démunis, de l’environnement et de notre propre survie. Je l’ai souvent écrit : jusqu’où l’homme reste-t-il homme à lui-même, jusqu’où son humanité résiste-t-elle à la mystérieuse monstruosité des événements ?
C’est une question cruciale, nous sommes constitués d’appartenances ancrées ou nomades et toute identité est d’abord culturelle, sur fond de barbarie insondable. L’idée de liberté, pure création humaine, demeure notre horizon de sauvegarde. La technique, elle, semble vouloir remplacer cette liberté acquise de longue lutte pour une forme d’aliénation sans recours, carcan d’idéologies et de croyances, de décervelage collectif par tous les moyens qu’offre le « meilleur des mondes ». Comment faire comprendre à tous les fanatiques de l’identité le mécanisme mimétique qui fait d’un néant préalable un clone folklorique ? Notre identité, elle, est universelle, elle n’existe que par le symbole, par le langage, par l’absence énigmatique qui s’incarne culturellement ici ou là, à travers un corps de signes et de sensations plus ou moins inhérent à son milieu. On ne peut défendre que l’altérité multiple, sachant la contingence du lieu d’où l’on parle. La transplantation totale, on l’imagine bien, met au cœur du débat toutes ces illusions identitaires, mais aussi les pactes inconscients de l’affectif, l’intégrité morale et sensible d’une personne… C’est finalement un magnifique sujet pour interroger cette extravagance du cosmos qu’est l’être humain, cohésion transitoire d’atomes arrachés aux étoiles et cherchant dans sa propre image un sens à l’univers. « Le paradoxe est la passion de la pensée », a écrit Sören Kierkegaard. Face au terrible sommeil de la doxa rationnelle envahissante, il ne faut pas craindre d’être paradoxal pour sortir des chaînes de la pensée utilitariste.
Quand toute une économie de profit fondée sur la santé est en jeu à l’échelle de l’humanité, on peut craindre le pire. N’importe qui peut se retrouver un jour en situation de cobaye sorti d’un cheptel. Et des populations entières, en Afrique ou en Amérique du Sud, en subissent aujourd’hui les désastres programmés.
Les Fleurs du Mal, peut-être. Ou le Le Loup des steppes, d’Hermann Hesse. J’avais quinze ans.
Je conçois qu’un sprinter puisse se décourager derrière un boulet de canon, mais en art, la précellence exalte, tout au contraire. Écrire n’est en rien une compétition. Et lire Marcel Proust ou Paul Valéry a toujours été une merveilleuse émulation.
Edgar Allan Poe traduit par Charles Baudelaire.
Pensées de Blaise Pascal, je crois, pour le style, la passion, et ce désespoir d’une pensée qui accule aux fulgurances de l’intuition.
Il y en a tant ! Disons Guerre et Paix (intégrale Volumes 1, 2 et 3), vingt fois rouvert…
Les contes de Noël Devaulx, par exemple Mémoires du perroquet Papageno, paru initialement aux éditions Dumerchez et réédité en recueil chez Gallimard.
Oserai-je dire Jean de La Fontaine ?
« Excelle, et tu vivras. » (Joseph Joubert)
L’œuvre de mon homonyme algérien, Malek Haddad, que j’aimerais voir rééditée.
Quel est le nom de la légende à laquelle Fred Vargas fait référence dans l'Armée furieuse ?