Virginie Mouzat - La Vie adulte
Elle disait mon prénom [Dominique]. Ce prénom choisi par elle avant ma naissance, renié en son absence, renié dès le début de sa fuite. Ce prénom choisi dans le doute, parce qu'elle ne savait pas si elle attendait une fille ou un garçon, parce qu'elle ne voulait peut-être ni d'une fille ni d'un garçon, ce prénom laissé ensuite, par paresse, faute de mieux. (p. 133)
A la mère :
Pourquoi je t'écris aujourd'hui ? Je ne sais pas. Si, je sais, enfin disons qu'une des raisons est que je rencontre dans ma vie des colères karmiques, des rages qui appartiennent à d'autres et que j'aimante malgré moi. Tu en es la source, une lave éteinte qui brûle encore. Je ne te reproche rien. J'y reconnais les traces d'une lecture familière, ta lecture du monde. Elle provient d'un passé qui n'est plus le mien. Il y a une race d'êtres humains chez qui l'apaisement trahit leur raison d'être.
(...) ma grand-mère avait offert à mon frère sa première mobylette. Il m'avait confié que les trépidations de la selle provoquaient chez lui, les premiers temps, des érections suivies d'éjaculations répétées. Puis il avait rougi, s'apercevant qu'il me parlait, à moi, sa soeur de deux ans sa cadette, deux ans, autant dire un gouffre. Au moment d'enfourcher sa mobylette, j'avais été un peu dégoûtée. (p. 59)
J'ai compris qu'il savait que je mentais, c'est ce qu'exprimait sa main sur mon bras. "Pauvre petite fille", c'était le message. Raconter n'importe quoi à quelqu'un, c'est le transformer en n'importe qui. (p. 79)
A quelle seconde [ma mère] a-t-elle décidé de partir ? J'imagine qu'un jour, c'est venu comme un vertige. Ca s'est déclaré à elle, parce qu'une voix a résonné dans sa tête. (...) Elle avait allumé une cigarette. Et puis elle a plongé lentement, en secret, au-dedans d'elle-même. Son corps mince est resté là, figé, mais son esprit, tout son être en fait, a basculé dans le vide, une formule rêvée, une formule utopique, idéale de la féminité. Immersion progressive dans le silence, dans l'intrigue de sa naissance, dans la question de sa place, dans le fatras des ambitions fanées de son mariage, son "ménage", disait sa mère, dans l'anti-destin que constituaient ses jours et ses nuits. Quel souvenir garde-t-elle de nous, de ce temps maternel qu'elle a décidé de suspendre, d'avant l'étiolement, d'avant la fuite ? (p. 48-49)
Le temps est compté. À midi pile le patron pointera sa télécommande vers le petit écran pour regarder une émission de culture générale où des candidats répondent à des questions a, b, ou c, avant de s’auto-applaudir et de se dandiner au son du jingle sous une pluie de paillettes.
À chacun ses victoires.
Il est vivant, bien vivant. La matinée ruisselle de lumière. Le bleu est bleu. Le jaune est jaune. Tout est à sa place. Déjà la tour Eiffel se profile au loin, du haut de la colline de Saint-Cloud. Il a toujours aimé glisser sous ce tunnel. Quand il fait très beau, il adore prendre ce shot de soleil dans les yeux à la sortie. C’est un sourire de bienvenue que lui adresse le monde.
Pétain a créé un nouvel ordre des architectes. Corbu, Auguste Perret et Freyssinet, sans diplôme ont droit à une dérogation. Moi pas.
« Mais j'avais rencontré la maison comme on rencontre quelqu'un...pour faire connaissance... »
Les gens ont peur de moi. Les femmes ne m'invitent pas. Je n'ai pas beaucoup d'amis. J'effraie les femmes seules, les femmes mariées, celle qui vont se marier, les divorcées, celles qui cherchent un homme. Je ne suis pas invitée parce que je suis sans généalogie, sans précédent, parce que je suis sans suite. Parce que je ne suis pas inscrite et que je ne le veux pas. Pour cette raison, elles n'ont pas fait de moi leur sœur.