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Si l'envie de vous révolter vous tenaille, voici une belle réflexion sur l'enfermement et la liberté sous la plume d'une romancière qui excelle dans l'art délicat de mettre en scène le désir.
« Otages », de Nina Bouraoui, c'est un roman publié aux éditions Lattès.
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Elle me demande ce que je veux faire plus tard, dans la vie. Je ne sais pas. Vivre c'est déjà beaucoup, non?
Parfois je me demande si le bonheur existe, s'il existe vraiment, ou si nous en avons juste l'impression, la sensation, comme si quelque chose s'arrêtait en nous et que nous nous regardions à l'intérieur en nous disant : je suis heureux, je suis heureuse, je peux l'affirmer car je le ressens, dans mon corps, sous ma peau, ça pulse, file, c'est du flux qui se propage ; mais c'est juste un moment, un instant, un très court instant.....
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(...), l'amour est imprévisible. Il survient quand on ne l'espère plus, disparaît alors qu'on le jugeait acquis. Il est sans prise et sans durée, sinon celle que l'on veut bien lui prêter. Il est cruel. Il y est souvent question de sacrifice. Je ne crois pas que l'on puisse mourir d'amour, mais sa perte nous éteint et nous devenons sans lui des pierres sèches, grises.
Ne pas être algérienne. Ne pas être française. C'est une force contre les autres. Je suis indéfinie. C'est une guerre contre le monde. Je deviens inclassable. Je ne suis pas assez typée. "Tu n'es pas une Arabe comme les autres." Je suis trop typée. "Tu n'es pas française." Je n'ai pas peur de moi. Ma force contre la haine. Mon silence est un combat. J'écrirai aussi pour ça. J'écrirai en français en portant un nom arabe. Ce sera une désertion. Mais quel camp devrais-je choisir ? Quelle partie de moi brûler ?
Je ne crois pas au hasard, rien ne vient par hasard, tout est lié, se répond, s’encastre jour après jour comme dans un jeu de dominos.
J'ai souvent pensé que ma capacité à souffrir était égale à ma capacité à aimer. Que chacune de mes larmes répondait à chacun de mes rires. Que chacun de mes tourments répondait à chacune de mes convictions. Que chacune de mes craintes répondait à chacune de mes certitudes. Que ma peine glorifiait ma joie. Que ma défaite honorait ma victoire passée. (...) En perdant, j'ai appris à reconquérir, non l'autre, un autre, mais toutes les parts de mon coeur pulvérisé. (p. 245)
Je suis la seule à aimer ici. Ce n'est pas une question d'âge. C'est le coeur qui explose. C'est ma peau qui s'ouvre. C'est son visage dans ma tête. C'est sa voix qui chante. Personne ne sait l'amour ici. Tout le monde se trompe. Ce n'est pas juste embrasser, se regarder dans les yeux, se toucher. C'est une question de vie ou de mort.
La tristesse me donne bien des mots et des maux, je la touche du bout des doigts et l'empoigne parfois, je bois dans sa coupe et elle me couvre de ses ailes à l'envergure inhumaine, elle enfreint les lois, scalpe la joie, elle transforme les autres en ombres, en empreintes d'ombres, en filtres invisibles, en Noir.
... faire son deuil comme chacun le lui avait dit, à tour de rôle, au comptoir du bar-tabac après la cérémonie funèbre, clients, amis, parents noyant dans le pastis davantage leur gêne que leurs larmes, parce que c'était aussi cela la mort : un immense embarras ; on ne trouvait jamais les bons mots, les bons gestes, on avait peur de ne pas bien faire, ou pire, de faire encore plus mal, et parfois on se forçait à pleurer même si on n'en avait pas du tout envie, on pleurait sur son propre sort et non sur le cadavre dans sa boîte.

C'était facile, simple, toujours les mêmes histoires, un beau garçon, une belle fille, la rencontre, l'amour, le mariage, les secrets de famille, la maîtresse qui arrive, j'adorais ça, c'était si loin de moi et à la fois si proche de mes rêves de petite fille, quand je pensais qu'un jour ma vie serait ainsi, dans une maison avec une piscine, quelques palmiers, mariée à un chirurgien esthétique qui aurait fini par me briser le cœur, cela aurait été triste, mais beaucoup moins que la Cagex, sans mari, sans envie, sans désir. Et puis ce que j'aimais dans les télénovelas c'était la notion de temps. Le temps que possèdent les femmes, pour se maquiller, se coiffer, s'habilIer, faire des courses, prendre un verre. C'est un temps élastique, irréel, Elles ne courent jamais après, alors que moi le temps me domine et il a fini par gagner. Pas de temps pour moi, peu pour les autres, à peine pour la vraie vie, celle qui s'arrête enfin et qui vous permet de sentir le vent sur sa peau, d'entendre le chant des oiseaux quand arrive le printemps, le temps de rêver aussi, à un autre avenir, pas meilleur, mais juste différent.
Page 81, Lattès, 2020.