Tout le problème de ce livre de Lanza del Vasto tient à sa définition du mal. Car au fond la figure de Judas y est présentée, ce qui d'ailleurs est discutable, comme l'incarnation du péché quotidien. Au fond, pour plaisanter un peu avant d'être un peu plus acerbe, si l'on pensait ce roman après avoir lu Neil Gaiman, on pourrait dire que Judas est l'incarnation humaine de Lucifer.
A mes yeux, la figure de Judas dans l'Evangile reste un mystère. Un homme qui trahit, c'est entendu, mais qui en même temps est celui qui permet l'accomplissement de la destinée du Dieu fait homme. En ce sens un problème qui n'est guère évoqué dans ce livre est bien la question du libre-arbitre de Judas : s'il est libre, il est mauvais, mais s'il n'est que prédestiné, instrument du destin, quelle est sa responsabilité véritable ? On n'est pas plus avancé sur cette question à lire Lanza del Vasto.
Pour ma part, je persiste donc à ranger Judas du côté des mystères de l'Evangile. Dans ce livre, en revanche, pas de mystère : au contraire, Lanza del Vasto suit bien cette tendance du catholicisme à tout expliquer, tout rationaliser, et d'oublier que la part essentielle du divin est inconnaissable. En bon catholique rationaliste et puritain, hérité des Lumières et du jansénisme, Lanza del Vasto présente donc Judas comme une figure tout à fait rationalisée, voire mythifiée : il est l'image vivante de tous nos péchés, il est le modèle de ce qui pèche en nous à chaque instant et chaque jour. Ainsi il apparaît comme l'antithèse de Jésus, comme l'anti-Christ.
De mon point de vue, le message essentiel de l 'Evangile et de la parole de Jésus se place du côté du pardon des péchés, plutôt que du côté d'un accablement permanent de soi pour toute faute.
Cette vision de la religion que présente del Vasto, du côté d'une omniprésence du péché et de la culpabilisation, me paraît plutôt héritage de l'histoire de l'Eglise (dans sa dimension paulinienne, particulièrement) et de ses dévoiements, plutôt que directement héritée de l'Evangile. Judas apparaissant ici comme un inventaire vivant des péchés humains, il n'y a plus qu'à se scruter intérieurement pour y chercher des analogies avec le personnage. Comme un manuel exhaustif d'inquisition de soi. Tout y passe : orgueil, luxure, concupiscence, mensonge, envie etc. Et tout au long de la lecture, on entend ainsi implicitement la voix de Lanza del Vasto dire, au fil de son récit : regarde, lecteur, toi aussi, tu fait ceci, regarde lecteur toi aussi tu pèche comme cela.
Ce n'est pas parce que Lanza del Vasto paraît avoir une certaine tendresse pour cette incarnation du péché en tant qu'elle semble pour lui une part de nous tous, que cela atténue le caractère problématique de de cette vision même de l'humain. Après les horreurs du vingtième siècle, où le meurtre de masse s'est trouvé régulièrement légitimé pour des motifs absurdes, on est bien en peine d'accepter cette vision du mal comme concentrée sur des aspects dérisoires de ce que l'humain peut produire de vil, d'égoïste ou de concupiscent. Ecrire un tel discours en 1968 semble totalement daté.
On est d'ailleurs passablement étonné qu'un auteur dont l'axe idéologique majeur était la lutte contre la guerre, soit le meurtre légitimé d'autrui, fasse preuve ici d'un moralisme rigoriste concentré sur les bassesses les plus insignifiantes (et inintéressantes) de l'humain...
Reste que l'on doit reconnaître une chose à ce livre : une qualité stylistique certaine, puisqu'il est tissé d' une belle prose poétique, inspirée du style évangélique.
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