Abby Soffer

Dire que je suis choquée est un doux euphémisme. J’aurais pu m’y attendre, c’est une procédure « normale », mais m’exclure de l’enquête est en général l’option choisie par nos supérieurs. Mettre aux arrêts n’est utilisé que lorsqu’il existe un doute sur l’implication d’un agent dans la mort de son collègue. Je dois faire appel à tout mon self-control pour ne pas laisser libre cours à ma colère. Je me retiens avec difficulté. Lorsque je reprends, articulant posément, je fais tout mon possible pour masquer ma fureur. Je veux être certaine d’avoir bien compris.

Comme un taureau, il fonce, toutes cornes dehors, avec autant de subtilité qu’un éléphant dans un magasin de porcelaine. Il lance un poing que j’esquive en me baissant. Simultanément, je lui décoche un coup de tête dans l’estomac tandis que mon pied s’écrase sur son tibia. Il recule, surpris. En titubant légèrement, il repasse à l’attaque et récolte mon talon dans la mâchoire.

Clairvoyante, j’opte pour une autre stratégie et lui décoche une manchette dans les côtes. Je n’ai pas suffisamment de recul pour lui infliger de réels dégâts, mais je garde en tête que la distraction est notre meilleure arme. Malheureusement, il contre mon geste et m’administre une droite que je n’ai pas le temps d’éviter. Un peu sonnée par le coup de massue, je ne réagis pas assez vite et me retrouve les bras emprisonnés dans mon dos, maintenus par une poigne de fer.

Mon père a l’habitude de dire que pour être un bon flic, il faut être capable d’anticiper et de faire mieux que le meilleur des voleurs. Si cet enseignement s’applique dans le combat rapproché, il est tout aussi vrai pour crocheter une serrure. Ce n’est pas vraiment traditionnel et catholique comme précepte, mais pour la centième fois, je lui en suis reconnaissante.

Afin de ne pas attirer plus l’attention, je poursuis notre comédie de pseudo amoureux transis et passe mon bras derrière son cou. S’ensuit un rapprochement intime, baiser de cinéma et tout le tintouin. Amusé, il intensifie sa prise sur mes hanches dans un simulacre passionnel avant de me pincer le flanc, juste pour m’emmerder. Il sait que je ne peux pas répliquer et il s’amuse à mes dépens. Je sens son sourire plus que je ne le vois. Ce petit con s’éclate. Il ne paie rien pour attendre.

Je ne devrais pas penser ainsi, mais les gangs et la mafia gangrènent cette partie de la ville. Nous avons beau démanteler un réseau, le suivant s’installe déjà sur ses cendres, avant même que les instigateurs ne soient traduits devant la justice. Mais comme dirait mon père, « Ce n’est pas en fermant les yeux que les choses vont s’arranger. On n’est pas censés s’accrocher au problème, mais à la solution ».

Je passe devant l’appartement qui a servi de décor pour la série Friends en retenant un grognement. Quelle que soit l’heure, il y a toujours des idiots pour se faire photographier devant la façade qui a bercé une partie de mon adolescence. 

Par habitude, je vérifie la poche intérieure de mon cuir, pour sentir le froid du couteau qui ne me quitte jamais. Certaines ne se départissent pas de leur maquillage, moi, c’est de mon cran d’arrêt. Chacun ses priorités. Dans ce genre de contexte, il est évident que je ne peux pas me balader avec mon arme de service. Pour autant, je ne peux me résoudre à m’exposer sans la moindre défense. Même si je suis tout à fait capable de me protéger à mains nues, on n’est jamais trop prudent. Qui sait sur quel fêlé je pourrais encore tomber au coin de la rue.

En réalité, je passe ma vie à travailler. Ma vie, c’est mon job. Chasser les petits malins qui s’imaginent au-dessus des lois, c’est mon créneau. J’aime ce que je fais et je le fais bien.

Au lieu d’images, de sons et d’odeurs qui auraient dû peupler mon esprit, il n’y avait rien d’autre que le néant. Un gouffre sans fond. 
Aucun passé, juste ce voile si opaque que ma tête et mon âme s’apparentaient à une coquille vide. J’avais absolument tout perdu, tout oublié jusqu’à l’apprentissage des mots... Bien sûr, avec un tel trou noir à la place du cerveau, je ne risquais pas de savoir d’où je venais, qui j’étais et encore moins ce qui m’avait conduite dans cette foutue voie sans issue.

Quel intérêt y a-t-il à se souvenir de sa naissance, de ses premiers pas ou encore de ses premiers mots ? La mémoire « collective » est là pour cela. Elle prend le relais et comble les blancs. Ainsi, à l’image d’une toile d’araignée, notre personnalité se tisse à chaque expérience, en s’appuyant sur un passé constellé de cases aux bords flous. Bien entendu, ce n’est qu’une esquisse. Ce réseau se tresse et s’entrelace, tout au long de notre existence, afin de faire de nous des êtres pensants, interagissant les uns avec les autres. Mais qu’en serait-il si, à la place de ce patrimoine, il n’y avait que le néant ? Que se passerait-il si cette période charnière de l’enfance se volatilisait en un simple claquement de doigts ?

Le passé fait de nous ce que nous sommes, sans pour autant nous définir.

Il m'aime et ça me brise le cœur. Ma conception de l'amour n'a malheureusement rien de fleur bleue. Pour moi, il s'agit d'un montre égoïste qui nous prive invariablement de notre liberté et nous fait souffrir jusqu'à ce que mort s'en suive. J'ai perdu depuis longtemps mes illusions dans ce domaine. Je sais qu'il n'y aura pas d'autre issue.

Peu importe qu'il s'agisse de l'amour d'un enfant pour sa mère, de l'affection fraternelle ou d'amour au sens plus large, il se conjugue toujours avec la même constance. On donne, on donne encore, on donne toujours, tout en sachant que cela ne sera jamais suffisant pour le retenir et le satisfaire. Quand il nous a tout pris, qu'il ne nous reste plus rien, il nous quitte et nous brise. Voilà la vérité!


Alors imaginer que je lui réserve ce sort est insupportable. J'ai envie de m'enfuir pour me préserver, tout en réalisant, avec horreur, que le mal est déjà fait. Si seulement, j'avais réussi à lui résister, nous ne serions pas dans cette situation inextricable. Je ne l'aimerais pas à en crever, tout en sachant que je dois me tenir le plus loin possible de lui, parce qu'il mérite tellement mieux, que ce que je suis capable de lui offrir. Que pourrait-il faire d'un pantin cassé, rongé par la culpabilité, en croisade contre Lucifer et incapable de se pardonner les choix qui auraient pu sauver sa meilleur amie?


Malheureusement pour nous deux, Logan possède ce don exaspérant de faire fondre la glace qui entoure mon cœur. Sa force tranquille me fragilise, fissurant les murs que je m'évertue à ériger entre nous.

En même temps, qui pourrait résister à ce concentré de perfection? Pas moi, en tous cas, même si je m'en défends toujours avec conviction.

- Je t'attendrais, finit-elle par dire, si bas que je dois tendre l'oreille.

Je m'apprête à l'interrompre, incapable d'entendre ce qu'elle se prépare à me dire, mais elle pose son index sur ma bouche, pour m'intimer de me taire.

- Laisse-moi finir, je t'en prie. Je suis prête à t'attendre si c'est ce que tu veux. quoi qu'il arrive, et peut importe les droits qu'elle revendique ou ses menaces immondes, je suis à toi et le resterai tant que tu voudras de moi. Alors, même si t'imaginer avec elle me fend le coeur, je suis prête à te laisser le temps necessaire pour que tu puisses préserver ce pour quoi tu t'es tant battu.
Je t'aime aujourd'hui, et je t'aimerais encore plus demain. Cela ne dépend pas d'elle. Elle pourra bien faire ce qu'elle veut pour nous éloigner l'un de l'autre, la vérité est ici, affirme t-elle en posant la main sur mon torse.

J'ai envie de hurler, de lui dire que nous ne devrions pas avoir à choisir, que notre amour ne devrait pas avoir à subir cette nouvelle épreuve. Pourtant, je me tais par ce que la situation est si instable que le moindre doute, la moindre erreur de ma part pourrait tout faire basculer.
J'essuie les larmes qui s'attardent au coin de ses yeux, en l'embrassant, pour mieux lui cacher ma colère. Je refuse qu'elle ressente cette ambivalence affreuse que son geste m'inspire. D'un côté, je me rend compte qu'elle m'aime au point de se sacrifier pour moi. Elle est prête à s'oublier, pour me permettre de sauver ce qui peut l'être.
D'un autre, qu'elle soit prête à s'effacer, à m'attendre parce qu'elle pense que c'est ce dont j'ai besoin, ou ce que je souhaite, me rend dingue.
Comment pourrait-elle être plus loin de la vérité?
Pourquoi ne pas croire plus en moi, en nous?
Comment pourrais-je accepter un tel sacrifice?
Je donnerais ma vie pour elle, elle m'offre la sienne et je donne à son cadeau sa juste valeur. Pourtant, jamais ô grand jamais, je lui demanderais une chose pareille. Le poids qui repose sur mes épaules s'accentue encore. Je dois trouver une solution et vite. L'échéance arrive à son terme dans quatre jours. A cette date fatidique, je vais devoir renoncer à une partie de moi, reste à savoir laquelle....

Au fond de mon cœur, je me dis que peu m’importe ce qu’il a pu lui faire, ça ne change en rien ce que j’éprouve pour elle. Je l’aiderai à se relever, coûte que coûte, et j’effacerai chaque maltraitance par un souvenir heureux, une caresse, un instant magique.

Avant d’ouvrir mon entreprise, j’ai tenu à prendre quelques cours de premiers secours pour pouvoir agir en cas d’urgence. On nous apprend beaucoup de choses, mais alors que j’aurais besoin de mobiliser le peu que j’ai appris, mon esprit paraît plus vide que jamais. Alors j’agis à l’instinct. J’approche une main tremblante de sa poitrine et la pose tout contre son cœur. Immédiatement, je sens des battements précipités me répondre.
Oh ! Merci mon Dieu ! Elle est en vie !

Jouer les héros a toujours des conséquences désagréables.

Elle a beau être coriace, elle reste une proie facile pour une personne entraînée. La seule chose qui me rassure, c’est qu’elle ne se laissera pas faire.

Courir ne m’empêche pas de me fustiger et d’imaginer les pires scénarios. Non, mais quel con ! Comment ai-je pu me laisser avoir ? J’étais tellement certain que personne ne pouvait connaître cette ligne que je me suis laissé prendre. Ma suffisance s’est retournée contre moi, et c’est elle qui va en payer le prix ! Putain de merde !

Le gars qui la menace est intelligent, très intelligent même. Il planifie tout avec attention.
Et j’aurais tendance à penser qu’il n’a pas forcément besoin qu’une personne le renseigne de l’intérieur, mais aucune piste n’est à négliger. Pourtant, la mettre en danger c’est risquer de perdre un sacré paquet de fric, et la cupidité est, et reste, le principal mobile de crime. Mais pas loin derrière, l’amour et la jalousie se font la pige, alors autant n’exclure aucune possibilité. Aussi, je resterai dubitatif et incertain tant que je n’aurai pas toutes les cartes en main.
En attendant, je me demande à quel point elle est déterminée à jouer les appâts. Rien que d’y penser, je me prends à frissonner. Jamais, ô grand jamais, je ne la laisserai prendre un tel risque.