Il lui a dit qu'en ce bas monde chacun avait une fonction, et que celle de la viande était d'être abattue puis mangée. [p. 94]
Le plus petit des deux candidats montre des têtes marquées d'une croix verte. « Ça veut dire quoi, ce tatouage vert sur leur poitrine ? » « Ce sont celles qui ont été choisies pour le domaine de chasse. Les spécialistes les auscultent et mettent de côté les plus vaillantes. Les chasseurs ont besoin de proies qui représentent un défi, ils veulent les traquer, les cibles fixes ne les intéressent pas. » « Évidemment, voilà pourquoi ce sont surtout des mâles », dit le grand. « Oui, en général les femelles sont plus soumises. On a essayé avec des femelles gestantes, ce qui donne un tout autre résultat : elles deviennent féroces. On nous en demande parfois. » « Et ceux avec les croix noires ? » demande l'autre. « C'est pour le laboratoire. » Le candidat essaie d'ajouter quelque chose, mais lui se remet à marcher. Il n'a pas l'intention de raconter quoi que ce soit sur le Laboratoire Valka ; d'ailleurs, même s'il le voulait, il ne le pourrait pas. [p. 89-90]
« Quand je mourrai, je sais que quelqu'un vendra ma viande sur le marché noir ; sûrement l'un de mes horribles parents éloignés. C'est pour ça que je clope et que je picole, pour que ma chair ait un goût amer et que personne ne savoure ma mort. » Elle tire une petite bouffée, puis poursuit : « Aujourd'hui c'est moi la bouchère, mais demain je peux être le bétail. » [p. 62]
Lorsque Spanel a ouvert sa boucherie, elle imitait la découpe traditionnelle des bovins pour que le changement ne soit pas trop abrupt. On se serait cru dans une boucherie d'antan. Petit à petit, cela a changé, doucement mais sûrement. D'abord, il y eut les mains sous vide, sur le côté, cachées entre les milanaises à la provençale, l'aloyau et les rognons. La barquette portait l'étiquette de la viande spéciale, et dans un coin, la mention « extrémité supérieure », pour éviter stratégiquement le mot « main ». Avec le temps, Spanel s'est mise à proposer des pieds en barquette, qu'elle présentait sur un lit de salade verte avec l'étiquette « extrémité inférieure », puis plus tard, un plateau avec des langues, des pénis, des nez et des testicules avec un petit panneau qui disait « Délices Spanel ».
Au bout d'un moment, et en s'inspirant des morceaux du cochon, les gens ont fini par appeler « pattes avant » les extrémités supérieures et « pattes arrière » les extrémités inférieures. Grâce à cette licence et à ces termes qui abolissaient l'effroi, l'industrie les a classifiées ainsi. [p. 60]
Le Gringo est maladroit. Il se déplace comme si l'air était trop épais pour lui. Il ne prend pas la mesure de l'envergure de son corps. Il se cogne aux gens, aux choses. Il transpire. Beaucoup.
Au début il pensait que c'était une erreur de travailler avec cet élevage, mais le Gringo est efficace et il fait partie des rares éleveurs à avoir été capables de résoudre un certain nombre de problèmes avec les lots. Il a ce genre d'intelligence qui se passe de raffinement. [p. 32]
Lui ne dit pas viande spéciale. Pour faire référence à ces humains qui ne seront jamais des personnes, mais toujours des produits, il utilise les termes techniques. Il parle de quantités, de têtes à transformer, de lot en attente dans la bouverie, de ligne d'abattage censée respecter un rythme constant et rigoureux, d'excréments à revendre pour fabriquer de l'engrais, d'ateliers de découpe. Personne ne doit plus les appeler « humains » car cela reviendrait à leur donner une entité ; on les nomme donc « produit », ou « viande », ou « aliment ». Sauf lui, qui voudrait n'avoir à les appeler par aucun nom. [p. 21]
- Nous simulons des chocs automobiles, puis nous réunissons les données afin que des voitures plus sûres soient construites. Voilà pourquoi j’ai besoin de spécimens mâles plus résistants, pour leur faire passer différents tests.
Tu ne te rends pas compte qu’ils nous manipulent ? Qu’ils nous font nous bouffer entre nous pour contrôler la surpopulation, la pauvreté, la criminalité. Tu veux que je continue la liste ?