Citations de Anaïs Llobet (114)
C’est ça, aussi, que Selim ne doit pas oublier de dire à Ariana. « Regarde-nous, à devenir fous face aux fantômes de ta ville. La guerre qui l’a tuée s’est déroulée il y a un demi-siècle. Il est temps de refermer son tombeau et de l’enterrer définitivement. Tu ne penses pas ? »
Il n’aime pas son travail, mais il reste convaincu de son utilité. Détruire pour reconstruire. Dans quelques années, Varosha sera à nouveau accessible à tous, des enfants s’émerveilleront d’avoir la mer comme horizon depuis leur chambre ; si ça peut alléger la douleur des Chypriotes grecs, on conservera le nom des hôtels. Le Seaside, cette carcasse aux murs canardés et dont le sol en marbre a été pillé, restera le Seaside, simplement on n’y parlera plus grec et anglais, mais anglais et turc. Est-ce que ce n’est pas mieux que de maintenir la ville artificiellement plongée dans ce coma de rouille et de tristesse ?
Il faut reconstruire Varosha, maison par maison. Obliger les Chypriotes grecs à accepter les faits ; la ville appartient désormais à la République turque de Chypre-Nord. On ne reste pas éternellement propriétaire d’une terre qu’on a abandonnée.
Il n’a pas le droit de traverser les check-points. Il doit pour cela obtenir un visa européen et prendre un vol pour Istanbul, Athènes, puis Chypre. Ariana habite peut-être à quelques kilomètres seulement de lui, mais quarante-six années de haine les séparent.
Varosha, principale station balnéaire de Chypre, placée sous cloche par l’armée turque, otage d’une guerre sans issue.
Il est neuf heures trente, le soleil à Chypre se fiche des horaires et midi commence déjà. La sueur perle sur les fronts des soldats. Encore une journée sacrifiée sur l’autel d’une guerre invisible.
Face au miroir installé en face de son lit, Ariana s’habille en faisant la moue. Elle ne supporte plus de voir toute cette peau nue, ces espaces vierges entre les tatouages. A sa quatrième visite, le tatoueur lui a parlé de ces bagnards sibériens aux corps constellés de dessins. « On va finir par te prendre pour l’un d’entre eux ! » Ariana se souvient d’avoir souri à cette idée. Une île vaut bien une prison. Et son corps raconte les raisons qui l’ont menée à cadenasser elle-même la porte de sa cellule.
Elle meurt d’envie d’un énième tatouage, pour ancrer dans sa peau cette nouvelle colère. Ajouter des barbelés autour du figuier qui grimpe sur ses côtes.
Les secrets ont ceci de terrible qu’ils obligent à réécrire l’histoire familiale. Et Andreas n’en a ni la force ni l’envie.
Il avait sept ans lorsque Eleni lui a pris la main et s’est mise à courir en direction de l’avenue Democratias. Huit, lorsqu’elle lui a pincé les lèvres avec ses doigts pour qu’il cesse de prononcer le prénom de sa mère. Neuf, lorsque son père aussi est devenu un fantôme.
Que restera-t-il de Varosha lorsque ses habitants auront fini de l’oublier ? A quoi tient une ville si ses plans ont été brûlés ?
Elle avait eu une idée. Elle voulait photographier d’anciens habitants de Varosha avec, dans leurs mains, ce qu’ils étaient parvenus à emporter lors de leur fuite.
Le tatoueur a fait pousser un figuier le long de ses côtes. Lorsque Ariana respire, les feuilles à la sève toxique se soulèvent ; à chaque figue correspond un nom. Le sien, celui de ses parents, celui d’Eleni aussi.
Ariana m’avait prévenue : le vieil homme était un grand bavard. Il me fallait toute mon expérience de journaliste pour couper le flot de ses paroles (il commençait toujours par une diatribe contre les Turcs) et rediriger ses souvenirs vers Varosha. C’était lui qui avait trouvé le nom du café : Tis Khamenis Polis, le café de la Ville perdue.
Incipit :
Le coup de feu retentit au milieu de la nuit. Dans son lit, Ahmet se redresse. A côté, sa femme dort. Un rêve, ce n’est qu’un mauvais rêve.
Derrière les barbelés, au cœur de la Ville morte, un soldat turc regarde en tremblant l’ombre qui vient de s’évanouir. L’homme a laissé des pas dans la poussière, il a disparu, frôlant les façades rouillées des magasins, les murs où s’écaillent de vieilles affiches.
« Chypre ressassait sa douleur, refusait de panser ses plaies. Les check-points auraient dû faire office de points de suture mais ils ne suffisaient pas. Les deux faces de l’île continuaient à vivre comme si l’autre n’existait pas. »
Adriana avait été élevée dans un certain laxisme religieux. Elle allait à la mosquée comme on rend visite à un parent dont on se rappelle l'existence de temps à autre.
Les secrets ont ceci de terrible qu'ils obligent à réécrire l'histoire familiale.
Que restera-t-il de Varosha lorsque ses habitants auront fini de l'oublier ? A quoi tient une ville si ses plans ont été brulés ?
Nous étions à l'été 1964, année de l'emménagement d'Ioannis et Aridné dans leur nouvelle maison. Les oranges à Varosha étaient plus parfumées que celles de Nicosie.
Et les figues ? J'essayai de me représenter leur peau duveteuse, leur lait sucré tacher mon tee-shirt.
Mais Giorgos avait raison. Jamais je ne pourrais connaître la douleur d'avoir perdu Varosha. Ni me souvenir du goût des fruits d'alors. Tout ce que je pouvais faire, c'était de l'imaginer. Et cette fois encore, ce n'était pas suffisant. p. 91
Ariana m'avait prévenue: le vieil homme était un grand bavard. Il me fallait toute mon expérience de journaliste pour couper le flot de ses paroles (il commençait toujours par une diatribe contre les Turcs) et rediriger ses souvenirs vers Varosha. C'était lui qui avait trouvé le nom du café: Tis Khamenis Polis, le café de la Ville perdue. Et c'était lui également qui avait accroché au mur la carte de la ville, épinglant tout autour les photos d'anciens habitants, pour la plupart décédés. L'une d’elles était encadrée, avec une fleur séchée glissée entre le bois et la vitre: Eleni, dont le regard ne quittait jamais Andreas derrière le comptoir.
— Sa mort lui a donné un sacré coup de vieux.
Giorgos, lui, donnait l'impression que rien, ou très peu, ne pouvait l'ébranler. Il aimait pourtant me réciter la liste de ses malheurs: en 1974, du jour au lendemain, sa famille, très puissante avait perdu toutes ses possessions. De prince de Varosha, son père était devenu un simple réfugié sans le sou, devant quémander des prêts aux banques alors que l'entreprise Papantoniou avait construit la moitié de Varosha. p. 44-45