Anne Alombert

“Par exemple, le fait de peindre et de connaître l'histoire de l'art permet de mieux déchiffrer un tableau, le fait d'avoir appris à écrire et d'avoir lu beaucoup de livres aide à comprendre un texte littéraire, le fait d'avoir pratiqué un appareil photo et de connaître l'histoire de la photographie enrichit le regard porté sur une photographie, le fait de s'être exercé aux techniques de captation et de montage et d'avoir fréquenté des salles de cinéma enrichit la compréhension d'un film cinématographique, etc.”

“L'idéologie neurocentriste - qui réduit la pensée à un ensemble de connexions neuronales et de processus électrochimiques, trouve sa réalisation performative à travers l'exploitation des esprits par les technologies persuasives. Pendant ce temps. l’ idéologie cognitiviste, qui assimile la pensée aux traitements de données et aux algorithmes. envahit
les discours transhumanistes, qui prétendent implémenter l'esprit dans des systèmes électroniques ou le télécharger sur des supports informatiques.”

En découle un nouveau principe de gouvernement : les individus incapables d'adopter les conduites optimales devront être dressés au moyen des signaux émanant directement de leur environnement, non par imposition d’une contrainte extérieure ou par intériorisation d’une d'une loi collective, mais par un ensemble d’incitations douces les orientant à un niveau
infra-conscient.”

Il ne s’agit pas de rejeter le numérique pour retourner vers une nature fantasmée, mais de transformer les technologies de contrôle en supports de symboles et les usages addictifs en pratiques contributives. Les technologies numériques devraient être mises au service des communs et de l’intelligence collective, et non de l’exploitation des attentions ou de la quantification des relations. Il ne s’agit pas de refuser l’innovation et le progrès, mais d’œuvrer pour des modèles économiques et industriels fondés sur le partage de savoirs singuliers et diversifiés, plutôt que sur la marchandisation des données personnelles, qui détruit les psychismes et les sociétés.

Le danger n’est pas dans les progrès d'une superintelligence artificielle, il est dans l’industrialisation des esprits et l'automatisation de l’altérité.

Pour un individu vivant, mémoriser ne consiste pas à stocker des données dans son cerveau, et apprendre ne consiste pas à réduire l'écart entre des résultats et des objectifs préalablement déterminés en adaptant son comportement à l'environnement. Mémoriser et apprendre supposent au contraire d'interpréter les données reçues, de leur donner un sens singulier en fonction des expériences et du contexte vécus et de les exprimer en les transformant, sous forme de nouvelles pratiques et de nouvelles significations, à la fois imprévisibles et improvisées. C'est pourquoi l'apprentissage humain se distingue d'un conditionnement pavlovien.”

« Écartelée l’idéologie du progrès technologique et la réalité de la crise écologique, tiraillée entre les promesses du marketing stratégique et les regrets des entrepreneurs repentis, notre époque semble souffrir d’une véritable schizophrénie numérique. »

Selon Adorno, l'industrie hollywoodienne met le film cinématographique au service de l'infantilisation et de la régression du public: "Ce n'est pas pour rien que l'on peut entendre en Amérique de la bouche de producteurs cyniques que leurs films doivent tenir compte du niveau intellectuel d'un enfant de onze ans. Ce faisant, ils se sentent toujours plus incités à faire d'un adulte un enfant de onze ans." Qu'il s'agisse des plates-formes de vidéos numériques éliminant le sommeil, des chaînes de télévision captant le temps de veille, ou des films cinématographiques au service des industriels, lorsque les technologies symboliques sont soumises aux impératifs de la rentabilité immédiate et du marché, ce sont les esprits des populations qui sont directement menacés. Les temps de sommeil (et de rêve) deviennent des ressources à exploiter, les consciences éveillées deviennent des cerveaux disponibles, l'opinion publique devient une audience massifiée et les désirs collectifs des fantasmes régressifs .

Dans toutes les sociétés, la question de savoir qui comprend, qui possède et qui contrôle les technologies de l'esprit a des enjeux éminemment politiques. Qu'elles soient imprimées, photographiques, cinema-tographiques, télévisuelles ou numériques, les technologies de l'esprit risquent toujours de devenir des technologies persuasives: en tant que conditions matérielles de la pensée, elles peuvent aussi se transformer en instruments de domination et de manipulation.

“En septembre 2021, une étude publiée dans l'American Economic Review établissait une corrélation entre l'utilisation de Facebook et l'aggravation du taux d'anxiété et de dépression chez les étudiants. Deux mois plus tard, les Facebook Files révélés par Frances Haugen témoignaient de la nocivité d'un réseau social comme Instagram pour l'image de soi des adolescentes. De nombreuses études concernant
les applications de rencontres comme Tinder montrent quant à elles que les calculs des algorithmes introduisent toutes sortes de biais dans les suggestions proposées, renforçant ainsi les stéréotypes et les rapports de domination.”

“C'est en se révélant à travers leurs actions que les sujets s'apparaissent les uns aux autres dans un réseau de relations, qui est au fondement du domaine public et de la communauté politique. En réduisant les personnalités incomparables à des données quantifiables, les psyché individuelles à des profils standardisés, les actions singulières et imprévisibles à des comportements moyens et prédéterminés, c'est ce réseau de relations humaines que les réseaux dits sociaux semblent menacer.”

“La pensée est un processus d’individuation psychique et collectif, un processus au cours duquel les individus vivants et désirants se relient collectivement en partageant symboles et significations dans des supports techniques et matériels permettant de les manipuler.”