Citations de Anne Weber (18)
Ce qui frappe par ailleurs celle qui écoute intensément, c'est ce langage qu'Annette emploie et qui a l'air de mettre en musique toute sa personne : c'est très rapide, une sorte d'allegro avec pas mal d'argot, des expressions qui lui sont personnelles et d'autres populaires, c'est en tout cas très différent de la façon dont parlent les médecins en général.
Les enfants grandiront. Loin de leur mère, ils vivent leur vie, et deux d'entre eux vont mourir avant elle. La pierre qu'elle doit rouler en haut de la montagne s'alourdit, et le sommet s'éloigne.
... systématiquement elle vote toutes les propositions que le représentant Front national peut avancer (on parle d'un temps où le FN n'est pas encore une honte mais bien le nom d'un mouvement communiste de Résistance).
La stricte discipline avait bien sûr ses avantages : on avait quand même plus de chances de conserver sa vie. Maintenant, chez les gaullistes, on est capable de se retrouver à dix, ce qu'Annette juge d'une imprudence extrême, un peu comme si elle venait de passer des marxistes aux laxistes.
Souvent des marins sautent à terre et parlent des langues inconnues. Mais ne pas se comprendre n'a jamais empêché de se causer.
Il faut bien sûr un peu de chance mais il y a aussi que cela sent déjà la fin, le règne des Allemands devrait se terminer bientôt, alors le nombre de collabos et de dénonciateurs fond à vue d'oeil, et à mesure qu'il fond celui des résistants augmente et prouve que c'est la dernière heure qui a sonné pour ce régime.
Dernière minute, par conséquent, pour ceux qui ont besoin de retourner leur veste à temps.
Le parti la déçoit. Il lui suggère non pas de sacrifier sa vie en combattant mais
d'informer l'électorat nouveau- les femmes ont depuis peu le droit de vote- de la meilleure façon de faire une bonne cuisine sans aucun ingrédient, avec presque rien, disons, et des moyens de tricoter avec un vieux et miteux pull-over trois paires de gants tout neuf et magnifiques.Quand elle affirme alors qu'elle considère ce genre de conseils comme superflus- et pourquoi donc faut-il aux femmes un magazine à part ? N'étaient -elles pas censées disposer de droits égaux ? -, on la déclare indigne d'être communiste. Ma foi.
( Points, 2022, p.78)
Nous ne savons du passé que notre passé ; nous ne comprenons de ce qui fut que ce qui nous concerne aujourd'hui ; nous ne comprenons ce qui fut que selon notre manière d'être ; nous le comprenons comme notre chemin. Cela signifie, autrement dit, que le passé n'est pas quelque chose d'achevé, mais qu'il est en devenir.
C'est une jeune femme sans homme et sans enfants une parmi beaucoup d'autres et en même temps trop peu, qui aident tout de suite et où et comme elle peut. Et aujourd'hui son nom est oublié.
Plus tard, quand il va raconter
cette évasion ratée – Annette sera au courant
très vite -, il n'en dira bien entendu que ce qu'il
sait. Il y a des choses, sans doute, qu'il ne saura
jamais. Et soixante-dis années après, nous
découvrons sur internet (sur Légifrance, précisément,
qui est un site du gouvernement français), que
Sophie Jurestal mourut le 19 septembre 1942 non pas
au bord d'un fleuve mais à Auschwitz. Les tirs
n'ont fait que l'effleurer ou la blesser peut-être
et si on l'a tirée de l'eau, on a pu l'envoyer ensuite
à Drancy puis vers l'Est qui est le nom que porte
la mort en ce temps-là. Sa date de naissance, la
date de son décès, son nom, nous les confions à
cette blanche et frêle stèle de papier :
Sophie Jurestal, geb. Hammer
Varsovie .11.1.21 – Auschwitz 19.9.42
Depuis que j'ai commencé ce voyage pour rejoindre mon ancêtre dans le passé, j'ai une image devant les yeux : je vois une montagne apparemment infranchissable qui s'élève entre nous deux. C'est un massif imposant, des monts géants faits de cadavres entassés.
A quoi tient une existence,
sinon à « une suite de
petits aiguillages à peine
visibles et dont nous ne
comprenons l’importance
qu’a posteriori » ?
Car résister résulte, comme la plupart des choses qu’on fait, non pas d’une décision qu’on prend une fois pour toutes mais d’un glissement pour ainsi dire imperceptible, progressif, vers quelque chose dont on n’a pas encore idée.
Nous ne savons du passé que notre passé ; nous ne comprenons de ce qui fut que ce qui nous concerne aujourd'hui ; nous ne comprenons ce qui fut que selon notre manière d'être ; nous le comprenons comme notre chemin. Cela signifie, autrement dit, que le passé n'est pas quelque chose d'achevé, mais qu'il est en devenir.
Qu'est-ce qu'être allemand aujourd'hui ? Comment retrouver ses souvenirs, les images les plus chères de sa famille, lorsque se dresse la Shoah en travers de notre histoire personnelle ?
Un récit aussi puissant que bienvenu !
Dans "L'Homme qui rit", Victor Hugo raconte l'histoire de quelqu'un dont la bouche est tordue en un rire éternel et qui rit continuellement, même quand il n'a aucune envie de rire, et d'ailleurs il n'a jamais envie de rire - comment, affligé d'une pareille grimace, le pourrait-il? (je me demande à ce propos si l'inventeur de La Vache qui rit a songé au héros tragique du roman de Victor Hugo, et s'il a fait exprès de le transformer en personnage ridicule de bande dessinée)
Alors, des profondeurs, d'un centre miraculeusement commun, monta une gigantesque vague qui les saisit et emporta; accrochés l'un à l'autre, ils s'abandonnèrent au vaste océan du plaisir, aux cercles concentriques de ses larmes. et, même si beaucoup ne voudront pas le croire, dans ces instants-là, autant que des êtres humains et des bêtes, ils étaient des dieux.
Mais l’histoire me pousse en avant, elle voudrait se précipiter et ne plus entendre parler de mes gloses et de mes digressions ; elle, ce qu’elle aimerait, c’est prendre toute la place, s’étendre de tous les côtés, elle voit bien que je suis inquiète à l’idée de ce qui reste à raconter mais elle s’en balance, elle s’en fout des mauvais romans comme des bons, elle est comme le temps lui-même , comme l’année qui commence et qui ne dispose que d’un nombre finis de jours, tu vas y aller. Raconte !