Citations de Arthur Caché (22)
"Il va vous falloir du repos, commandant", annonça-t-il en rangeant son matériel. Cette simple consigne la fit éclater en sanglots.
Avec son mètre quatre-vingts, pliée en quatre sur son rameur, voilà à quoi pouvait faire penser Beryl Schaeffer : une sauterelle ratatinée. Une silhouette musclée, sèche comme un échelas, et dont chaque mouvement de va-et-vient sur l'appareil semblait défier les lois de la biomécanique.
La boîte est aujourd'hui cotée en bourse virgule avec une présence dans une dizaine de pays d'Afrique, d'Amérique latine et du Moyen-Orient, poursuivit Valérie avant d'illustrer son propos par des précisions sur les derniers chiffres d'affaires et résultats de l'entreprise.
Beryl remonta brusquement ses bras devant son visage pour atténuer l'effet d'aveuglement. Dans l'obscurité, les phares qui venaient de s'allumer à quelques mètres d'elle ressemblaient à deux puissants yeux jaunes. Le rugissement tonitruant qui suivit fit trembler chaque parcelle de son corps.
Mue par l'instinct de survie, elle fit un bond sur sa gauche alors que s'abattait au même moment un imposant godet en métal à l'endroit exact où elle se trouvait une seconde avant. Une grimace lui déforma le visage au contact du sol rocheux.
Elle se releva et courut machinalement vers sa voiture tandis que jaillissait dans son dos une tractopelle aux dimensions impressionnantes. Le monstre de fer avait surgi telle une murène de ses rochers, déterminé à l'écraser.
Arrivée enfin à hauteur de son véhicule, elle se jeta derrière le volant, faisant voler dans le même temps son pistolet sur le siège passager. Elle pressa alors sur le bouton de démarrage...
Mais rien.
Non, pas ça, implora-t-elle, les yeux écarquillés, pas maintenant !
Face à elle, l'engin se rapprochait ; il ne lui restait plus qu'une poignée de secondes avant de se faire pulvériser.
Bonjour... Je voudrais parler au commandant Schaeffer, s'il vous plait.
- Elle est absente. Je peux prendre un message ?
- ...
- Monsieur, est-ce que vous voulez que je lui laisse un message ?
- Je... Dites-lui simplement que Pavel Novak a appelé. Je suis un ami de son père. Qu'elle me rappelle dès que possible, c'est très important. [...]
- De quoi s'agit-il ?
- Je... J'ai des informations capitales à lui transmettre.
- Quel genre d'informations ?
- ...
- Quel genre d'informations, monsieur ?
- Le... le genre d'informations que j'aurais préféré n'avoir jamais eu en ma possession.
Si le récit de la jeune femme l'avait profondément choquée, sa conclusion sous forme d'aphorisme lui avait fait le même effet qu'un coup de poing en pleine figure :
"Le plus difficile avec le silence, ce n'est pas d'y planter sa lame.
C'est qu'elle ressorte de l'autre côté."
Paula transpirait sous son gilet en arrivant devant l'entrée de son immeuble. Autour d'elle, l'automne commençait à recouvrir le bitume d'un tapis de feuilles jaunies, tandis que les rayons du soleil qui transperçaient par endroits le plafond de nuages transformaient les marronniers en kaléidoscopes géants.
Chef de chantier depuis presque une décennie, elle avait dû se faire sa place dans l'environnement saturé de testostérone du bâtiment. Et des comportements sexistes, c'était peu dire qu'elle en avait rencontrés : entre ceux qui ne voulaient pas lui serrer la main pour des questions soi-disant religieuses, ceux qui pestaient parce que "une femme sur un chantier, ça porte malheur", et ceux dont les paroles dépassaient régulièrement les pensées, elle avait largement de quoi écrire un pamphlet sur la place des femmes dans le BTP. Une idée en entraînant une autre, elle se remémora ce commentaire lourd de sous-entendus qu'avait prononcé un de ses collègues à son encontre en pleine réunion de chantier : "Ma femme s'occupe de nos enfants et elle est très heureuse." Ce souvenir lui nouait encore le ventre aujourd'hui lorsqu'elle y repensait.
Elle fourra son téléphone dans la poche arrière de son jean et scruta les alentours. L'absence de consignes précises l'obligeait à envisager tous les scénarios : une prise de contact avant le spectacle, une rencontre à l'intérieur du théâtre, ou, plus subtil, un message caché directement au sein de la pièce. Rien n'avait été précisé, donc tout était possible.
La jeune femme enfila précipitamment son haut de pyjama, comme si la dissimulation de ses brulures pouvait mettre un terme à ses pensées. Son enfance compliquée avec sa mère à San Francisco n’était pas une période de sa vie dont elle voulait se souvenir. Les blessures n’étaient pas seulement imprimées sur son corps.
L’ADN de la brigade criminelle, ce sont les enquêtes ; pas les heures à jouer aux cartes en attendant que tombe un cadavre.
“Le pétrole naît de la transformation, dans les profondeurs de la Terre, de la matière organique issue des restes de plantes ou d'animaux morts. Cette transformation s'effectue sur des dizaines de millions d'années, et voit à terme se créer une substance - du pétrole ou du gaz, selon la profondeur - qui va migrer naturellement vers la surface.” !
“Au fait, pourquoi est-ce que vous nous aidez ?”
L'homme remonta la fermeture Éclair de son blouson et la considéra avec gravité.
“Pour la même raison pour laquelle j'ai quitté la police : l'envie d'être du bon côté”, lâcha-t-il.
Rien dans cette réponse ne sembla à Beryl de bon augure pour la suite.
L'appel à l'aide était venu d'un ami de son père, voilà pourquoi elle se sentait obligée d'y répondre. Y renoncer serait revenu à trahir l'homme qu'elle admirait le plus sur cette planète.
Elle vit son supérieur opiner d'un air grave - de circonstance par rapport à la situation -, mais devina à son regard brillant sa satisfaction de voir son équipe occupée sur cette nouvelle affaire. L'ADN de la brigade criminelle, ce sont les enquêtes ; pas les heures à jouer aux cartes en attendant que tombe un cadavre.
Dire que Rudy Ferey revenait de loin était un euphémisme. L'intervention d'une psychologue plus armée que les autres (et aussi mieux entourée, son ami procureur de la République ayant accepté d'effacer le casier judiciaire de son patient) lui avait permis de s'extirper de cette situation désespérée et de retrouver le chemin du succès. Bac, licence, école d'officiers.
Les souvenirs du passé semblaient agir comme un tisonnier dans des braises encore chaudes.
Paula n'avait jamais vu une femme à la carrure aussi impressionnante. Plantée sur un bon deux mètres, sa tête émergeait entièrement au-dessus de celle du comédien. Sur son visage bouffi, deux petits yeux noirs surplombaient un large nez épaté, tandis qu'un amas de graisse dégoulinait de sa lèvre inférieure en guise de menton. Sa tête semblait posée directement, sans cou, sur ses épaules carrées, desquelles tombaient deux énormes bras aux biceps démesurés. Le comédien avait l'air minuscule devant la monstrueuse femme, comme un moucheron emprisonné dans les pattes d'une énorme araignée. Le regard affamé de la mygale obèse la fit frissonner.
Paula tourna la tête vers Éric, satisfaite de sa démonstration. Un sentiment de colère monta en elle en découvrant l'expression impassible sur le visage du comédien. Ça t'arracherait la gueule de me féliciter, gronda-t-elle intérieurement. Le mec avait un don pour agacer les gens.
J'espère que vous savez ce que vous faites.
Elle poussa un soupir de dépit. Toute la personnalité du comédien transpirait dans cette réponse. Dédaigneux, lâche, inutile. Un sans-couilles. Le qualificatif lui arracha un sourire. Ce surnom lui allait bien.