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Critiques de Bernard Mandeville (6)
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La Fable des abeilles

La fable des abeilles est un court texte court de philosophie morale. Notons que la partie fable est réduite à peau de chagrin : partant du principe que les abeilles ont divisés leur société de manière similaire aux hommes, on utilisera un vocabulaire anthropomorphe dès la première page, et nous parlerons rapidement de rois, de boulangers et même de prêtres. Le dépaysement est minime.



Nos abeilles (bien trop humaines) vivent dans une ruche parfaitement fonctionnelle et prospère. Certaines regrettent cependant la présence de tricheurs, de vaniteux, d’orgueilleux, … dans la société, et en appellent aux dieux pour les débarrasser de ces fléaux. Et Jupiter, facétieux, s’exécute : tous les citoyens deviennent vertueux. Aussitôt, tout se casse la gueule : les tisserands ne vendent plus rien, la vanité ayant disparu ; les bouchers, les boulangers, les auberges, les traiteurs, suivent bientôt, tout le monde se contentant de nourriture saine et frugale ; les cours de justice deviennent obsolètes, faute d’affaires à juger, entraînant dans leur disparition les avocats et les gardiens de prison. La fable se termine par la capitulation de la ruche exsangue face aux voisines moins morales, obligeant les rares survivants à se terrer dans un trou obscur en s’auto-congratulant de leur haute moralité.



On peut tirer de cette fable deux leçons : les « vices » humains sont des composantes essentielles de la société. C’est parce qu’on veut impressionner, dominer, paraître plus digne ou plus riche que son voisin, que la société progresse et se développe ; les vertueux font au mieux stagner la société, au pire la détruise et la rendre faible et fragile. La seconde leçon est une défense de ce qu’on appellerait sans doute aujourd’hui « la théorie du ruissellement ». Peu importe la manière dont on dépense son argent, et comment on l’a obtenu : s’il est dépensé, il profitera à tous. Ces deux leçons rejettent donc totalement l’idée de « Vice » et de « Vertu », de « Bien » et de « Mal », et prônent un laisser-faire absolu, la fin (dépenser de l’argent) justifiant tous les moyens.



Le texte me semble avoir peu d’intérêt littéraire : la « fable » (qui ne porte ce nom que parce que c’est écrit dans le titre) n’a aucune subtilité et sa morale débarque avec ses gros sabots. On le consultera seulement comme un des premiers textes à rejeter explicitement toute idée d’une « morale supérieure », et à avoir défendu l’égoïsme comme principe fondateur de la société.
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La Fable des abeilles

Peu avant la redécouverte sidérante par Dany-Robert Dufour du petit essai de Mandeville intitulé Recherches sur l'origine de la vertu morale (1714), d'où il a tiré Baise ton prochain, le philosophe contemporain a entrepris une réédition critique de l'oeuvre mandevillienne la plus connue, La Fable des abeilles (1723), conçue comme le véritable texte fondateur du capitalisme y compris dans ses avatars actuels. Ce volume comporte d'abord une très longue et excellente préface, d'environ 100 p., qui démontre l'influence consciente et inconsciente, par référence et surtout par omission, de cet auteur et de sa pensée aussi brillante que maléfique, tout au long des trois siècles d'histoire du capitalisme. Comment tant de penseurs, ignorant Mandeville, le dissimulant ou encore le comprenant mal, Marx y compris, ont-ils pu autant se méprendre sur la véritable nature du capitalisme, au point de penser que son évolution récente, définie néolibérale ou ultralibérale, n'était qu'une déviance tardive et hasardeuse par rapport au programme initial, fortement inspiré de moralité ? Comment, symétriquement, peut-on relire Mandeville et comprendre son actualité déroutante à l'aune des contributions postérieures de la sociologie, de la psychanalyse et de la philosophie politique ?

Le fait est que le « Man Devil » - ainsi fut-il appelé déjà de son vivant, qui avait tout dit avec un cynisme inégalé dans l'ouvrage de 1714, s'est employé ensuite à cacher son jeu, ce qui ne lui suffit pas néanmoins à en tirer son épingle... Tout lecteur non avisé s'y laisse facilement avoir même aujourd'hui, surtout s'il n'a pas pris connaissance des Recherches sur l'origine de la vertu morale auparavant. En effet, la courte fable animalière au style tiré de La Fontaine joue très adroitement, diaboliquement même, sur trois registres : la dénonciation de l'hypocrisie des valeurs morales et religieuses dominantes à l'époque, en particulier de la « vertu » – procédé qui n'a rien d'exceptionnel en son temps ; le constat que la société en profonde mutation était en train de remettre en question cette morale – ce qui pourrait presque passer pour de la critique de la modernité, l'erreur de Marx – ; et seulement enfin la nature prescriptive de ce renversement de la morale que Mandeville préconisait outre qu'il l'anticipait.

En fait, après le court texte de la Fable, les textes mandevilliens rassemblés deviennent de plus en plus explicites, à commencer par les « Remarques sur La Fable des abeilles » (1740), un texte très copieux (250 p. à l'origine, soit dix fois plus que la Fable !), opportunément abrégé et annoté par Dufour, qui, en reprenant une citation de la Fable pour chaque lettre de l'alphabet (de A à Y) la commente, l'illustre, la démontre dans un style propre à l'essai, dont Dufour tire, dans des notes de bas de page extrêmement succinctes, les éléments caractéristiques du capitalisme d'aujourd'hui, d'hier et de toujours. Suivent, en ordre de clarté, d'immoralité et d'abomination croissant, deux autres écrits de Mandeville : « Essai sur la charité et les écoles de charité » (1723 trad. en français en 1750) qui provoqua un tollé pour sa thèse sur l'inopportunité de l'instruction des enfants pauvres, et « Vénus la Populaire ou Apologie des maisons de joie » (1724), autre texte polémique mais foncièrement moderne précédé d'une préface signée narquoisement : Phil Pornix !





Cit. [il sera évident que les premières, indiquées par des nombres, sont de Dufour, et les suivantes, par des lettres, appartiennent à Mandeville] :





1. « On est donc ici conduit à se demander si ceux qui rêvaient alors d'ébranler la capitalisme dans les années 1960, unis contre toute forme d'autorité, n'ont pas finalement permis au capitalisme qui avait longtemps misé sur l'autoritarisme de prendre un tournant libertaire, hédoniste beaucoup plus conforme à sa nature profonde, si bien établie, dès l'origine, par Mandeville.

Ce qui laisse accroire que les mouvements étudiants d'alors présentaient une double nature. D'un côté, ils montraient une véritable dimension anticapitaliste (critique de la consommation de masse, lutte contre l'aliénation, l'exploitation liées au travail salarié et l'ultraproductivisme, contestation de la séparation du travail intellectuel et du travail manuel, anti-impérialisme...). Cependant que, de l'autre, leur hédonisme revendiqué les exposait à attendre des satisfactions entièrement nouvelles. » (p. 29)



2. « […] Pourquoi au juste le capitalisme, après avoir mûri depuis le Moyen Âge, est finalement né en Europe au tournant de 1700 dans les Provinces-Unies très empreintes de calvinisme, puis en Angleterre ? Certes, les forces productives y étaient très développées. […] Pourquoi [… pas plutôt] aux siècles d'or de l'Empire romain sous la dynastie des Antonins, d'autant que la première machine à vapeur, l'éolipyle, venait d'être inventée par Héron d'Alexandrie ? Ou encore en Chine, par exemple à l'apogée de la dynastie Qing aux XVIIe et XVIIIe siècles ? Ou encore à l'apogée de l'Empire ottoman au XVIe siècle, sous Soliman le Magnifique ? Ou encore en Inde à l'époque de la dynastie Maurya au IVe siècle avant Jésus-Christ, qui avait pourtant vu s'écrire le premier traité d'économie politique intitulé Arthaçastra – Instructions sur la prospérité matérielle ? […] La seule réponse possible nous semble être la suivante : toutes les conditions matérielles relevées par Marx étaient ici et là à peu près réunies […], mais la condition morale, ou plutôt "amorale", ne l'était pas. Nous voulons dire que là les passions étaient tenues dans des systèmes symboliques puissants alors qu'ici elles sont libérées. […]

Dans cette condition amorale réside sans doute le secret de l'irrésistible pénétration récente du capitalisme dans beaucoup de systèmes traditionnels de par le monde : le capitalisme a paru libérateur à beaucoup de peuples encore tenus par de sévères clauses morales. Et, de fait, il l'était – tout en apportant avec lui des formes d'aliénation totalement inédites. » (pp. 94-95)



3. « […] ce surmoi freudien (qui réprime certaines pulsions pour que le désir soit possible) est en passe d'être remplacé par ce que Lacan a appelé un surmoi obscène qui oblige à la jouissance. Ce surmoi obscène, éminemment mandevillien, se déconnecte alors de toute loi commune et exige l'exploit financier hors norme, la défonce extrême (y compris celle consistant à tirer au hasard dans la foule), la négation de l'art d'aimer, l'érotisme, au profit d'une pornographie machinique...

Ce dérèglement postmoderne du surmoi n'est pas l'effet du hasard. Le surmoi est en effet une instance qui résulte d'une genèse sociale. […] Il résulte en somme du "non du père"... à condition toutefois que ce non l'emporte.

Or, dans la culture postmoderne actuelle, l'opinion courante est de dire que le capitalisme est "patriarcal" – c'est ce qui reste des très fautives analyses wébériennes où on disait qu'il était puritain, ascétique, rigoriste "et patriarcal". Or, de la même façon qu'on s'est beaucoup trompé sur le puritanisme, l'ascétisme et le rigorisme du capitalisme […], on risque de beaucoup se tromper sur son côté "patriarcal". En fait, ce terme est ambigu puisqu'il confond deux réalités bien différentes : la fonction paternelle, essentielle à l'éducation des futurs adultes, et la domination masculine. S'il faut absolument se défaire de la seconde, il faut absolument préserver la première, sachant que cette fonction paternelle n'est pas l'apanage des hommes (des mâles) puisqu'on sait aujourd'hui qu'elle peut aussi être exercée par des femmes ou des institutions, c'est-à-dire par tout ce qui assure une certaine "limitation pulsionnelle". Or, le capitalisme profite de cette confusion pour se présenter indûment comme très révolutionnaire en détruisant les deux en même temps – à dire vrai, beaucoup moins la domination masculine que la fonction paternelle. » (pp. 102-103)



A. « Il y a, je crois, peu de personnes dans Londres, comme ceux qui sont obligés d'aller quelquefois à pied, qui ne souhaitassent que les rues fussent plus propres qu'elles ne le sont généralement. Ils feront ce souhait toutes les fois qu'ils auront égard à leurs habits et à ce qui leur convient. Mais s'ils viennent à considérer que ce qui les choque est une suite nécessaire de l'abondance, des richesses et du commerce de cette puissante ville, s'ils prennent quelque part à sa prospérité, il ne leur arrivera presque jamais de souhaiter voir les rues moins sales.

[…]

Je demande donc si un bon citoyen, en considération de ce que nous venons de dire, s'avisait d'assurer que la malpropreté des rues est un mal nécessaire et inséparable de la félicité de Londres, pourrait-on dire qu'il désapprouve qu'on balaie les rues ? Fait-il quelconque tort à ceux qui gagnent leur vie à de si basses fonctions ? » (pp. 120-121)



B. « Il en est de la frugalité comme de la probité. Un homme pauvre, vertueux et frugal n'est propre que pour les petites sociétés, composées tout entières d'hommes qui, contents d'être pauvres, pourvu qu'ils soient libres, n'ont de désirs que pour la paix. Mais dans une grande nation composée d'hommes inquiets, vifs et d'un moindre degré de vertu, la frugalité ne convient pas. Elle est une vertu indolente et fainéante qui ne met point les gens à l'ouvrage et qui est par conséquent inutile dans un pays de commerce où il y a un grand nombre d'habitants qu'il faut occuper de quelque manière. » (p. 169)



C. « La charité est cette vertu qui nous engage à transporter sur les autres une partie de cet amour sincère, pur et sans mélange, que nous avons pour nous-mêmes. Mais il faut que ceux à qui nous accordons cette faveur n'aient avec nous aucune liaison ni d'amitié ni de parenté. Ils doivent nous être absolument étrangers ; nous ne devons leur avoir aucune obligation antérieure, il ne faut même pas que nous en attendions ou que nous en espérions. » (p. 235)



D. « Dans une nation libre où il n'est pas permis d'avoir des esclaves, les plus sûres richesses consistent à pouvoir disposer d'une multitude de pauvres laborieux. C'est une pépinière intarissable pour les flottes et pour les armées. Sans ces sortes de gens, on ne jouirait d'aucun plaisir et on n'estimerait point ce qu'un pays produit. Pour rendre la société heureuse et pour que les particuliers soient à leur aise, lors même qu'ils n'ont pas de grands biens, il faut qu'un grand nombre de ses membres soient ignorants, aussi bien que pauvres. Les lumières augmentent et multiplient nos désirs et, moins l'homme souhaite de choses, plus il supplée aisément à ses nécessités.

La prospérité et le bonheur de chaque état exigent donc que les connaissances du pauvre laborieux se terminent à ses seules occupations et que, par rapport aux choses de ce monde, elles ne s'étendent jamais au-delà de ce qui regarde sa vocation. […]

Lire, écrire et chiffrer sont des talents absolument nécessaires à ceux qui en ont besoin pour leurs affaires. Mais ces connaissances sont fort pernicieuses aux gens pauvres qui, ne vivant pas de ces arts, sont obligés de travailler pendant les six jours de la semaine pour se procurer leur pain quotidien. […] Ainsi, chaque heure que les enfants pauvres emploient sur les livres, c'est tout autant de temps perdu pour la société. » (pp. 276-277)



E. « Mais comme la nécessité de débaucher un certain nombre de jeunes femmes n'est due qu'à la nécessité de remplir les maisons publiques, on pourrait avec beaucoup de raison se demander si ce ne serait pas un avantage considérable, qui mènerait à l'extirpation entière de la débauche avec les honnêtes femmes, que d'obtenir un acte du Parlement pour encourager le transport des étrangères dans le royaume. […] Outre l'honneur de nos concitoyennes, que nous préserverions par un acte semblable, il nous rapporterait encore cet avantage qu'au lieu que la plupart de nos jeunes riches emploient une grande partie de leur temps et de leur bien à voyager dans l'unique vue, comme il semble, de connaître par eux-mêmes la galanterie française et italienne, ils pourraient satisfaire cette curiosité sans sortir de Londres. » (p. 373)
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La fable des abeilles : Suivi de Recherches..

Il y a bien longtemps déjà que je promettais de lire cette fameuse fable de Mondeville dont il était souvent fait référence au cours de mes lectures. C’est chose faite et je ne le regrette pas.

La plus évidente des thèses qu’elle renferme qui fut et qui sans doute est encore décriée est bien sûr que l’égoïsme et l’utilitarisme sont porteurs de biens publics ou autrement dit que la vertu conduirait une société à la ruine et le vice à sa prospérité, une sorte de réciprocité d’intérêts en quelque sorte. Thèse suspecte s’il en est bien sûr car si elle devait être enseignée ne manquerait pas à malmener encore le peu qu’il nous reste de sentiments altruistes et généreux.

De même d’aucuns diront que si la vertu est une utopie, la vie en société nous impose d’y croire… enfin bref, ce texte est très difficile à résumer, tant il est riche et renferme de sujets de réflexions qui à eux seuls pourraient faire l’objet d’un ouvrage complet.



N’étant pas en mesure de vous gratifier d’une critique d’une telle importance, je me permets de vous conseiller la petite analyse proposée ici : https://ress.revues.org/843 qui pointe de nombreuses pistes de réflexions et qui m’a bien intéressée.

Je vous souhaite un excellent orage de cerveau.

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La Fable des abeilles

titulée La Ruche murmurante ou les Fripons devenus honnêtes gens dans sa première version de 1705, La Fable des abeilles raconte l’histoire d’une ruche florissante où prospèrent non seulement tous les métiers, mais aussi et surtout tous les vices, la cause de sa prospérité tenant précisément à ce que tous ses habitants sont peu ou prou voleurs. Hantés par la culpabilité, ils décident de devenir honnêtes. Dès lors, les (très nombreuses) activités qui vivent du malheur d’autrui disparaissent, et la ruche dépérit. Le message est clair : pour faire le bonheur de vos concitoyens, soyez malhonnête et débarrassez-vous de tout scrupule… Bernard Mandeville développe pendant vingt-quatre ans, dans des dizaines de textes et des centaines de pages, les implications de ce qu’il appelle « une espèce de conte mis en de mauvaises rimes ». Il en résulte un texte en plusieurs volumes intitulé La Fable des abeilles ou Vices privés, vertus publiques, bientôt traduit en français, grâce notamment à l’intérêt que lui porte Voltaire (1). Les principes que Mandeville a volontairement et explicitement posés comme « vicieux » dans cette Fable de 1705 contribueront à réformer le monde avec la première révolution industrielle selon un esprit entièrement nouveau : celui du capitalisme.



Le sociologue Max Weber (1864-1920) en explique pour sa part le développement, au XVIIIe siècle, par l’influence de l’ethos protestant, découlant des doctrines de Martin Luther et de Jean Calvin.



Avec Luther, l’activité professionnelle serait devenue une tâche imposée par Dieu aux hommes. Conséquence de la réhabilitation de la vie laïque et du travail, l’exercice des métiers (manuels, commerciaux, techniques…) s’élève à une dignité spirituelle jusqu’alors reconnue à la seule vocation des prêtres et des moines.



Avec Calvin, cette incitation au travail se trouve encore renforcée par la notion de prédestination, empruntée à saint Augustin et largement diffusée dans le monde protestant. Selon celle-ci, Dieu aurait choisi de toute éternité ceux qui seront damnés et ceux qui seront sauvés, sans qu’aucune intercession humaine y puisse rien changer. Cette prédestination serait restée pure source d’angoisse si elle n’avait été rendue quelque peu déchiffrable au cours de la vie terrestre par des signes, comme la réussite économique. Ce qui entraîne une règle de vie : amasser des richesses (indice possible de l’élection divine) sans en jouir (ce qui caractérisera le puritanisme). Cette obligation de réussite implique de se livrer à tout ce qui peut développer la production de marchandises, source de richesse, et, par voie de conséquence, de mettre en œuvre sa rationalisation instrumentale (invention de la comptabilité en partie double, recherches scientifiques en vue d’une utilisation optimale des techniques et des savoirs… autant de gages de constants gains de productivité). Une rationalisation qui, selon Weber, s’est diffusée de proche en proche au reste de la société.



« L’homme du diable »

Or un nom brille par son absence dans les minutieuses enquêtes menées par Weber sur les sectes protestantes du XVIIe et du début du XVIIIe siècle (le calvinisme, le piétisme, le méthodisme et le baptisme), celui d’un auteur majeur de cette époque, qui se réclamait pourtant du calvinisme et avait travaillé sur la formation de la richesse : Mandeville. Comme s’il avait voulu croire jusqu’au bout à la sainteté des créateurs du capitalisme, ce n’est qu’en 1920, juste avant sa mort, que Weber l’évoquera furtivement, au moment même où il lui apparaît que le capitalisme en vient à installer, de façon cynique, ce qu’il appelle une « cage d’acier » pour régir, en vue du seul profit, tous les aspects de la vie…



Pour Mandeville, traduit en allemand dès 1761 et retraduit à l’époque de Weber, le vice, et non la vertu, se trouve à l’origine de ce qu’on appellera capitalisme. Mieux, le vice, moteur initial, parce qu’il recherche d’emblée la richesse et la puissance, produit malgré lui de la vertu. Ce dont témoigne la maxime centrale de la Fable : « Les vices privés font la vertu publique », non seulement parce qu’ils brisent les entraves morales véhiculées par les histoires édifiantes colportées de génération en génération (Mandeville, médecin, était plus précisément « médecin de l’âme », c’est-à-dire « psy » comme on dirait aujourd’hui), mais aussi parce qu’en libérant les appétits ils apportent une opulence supposée ruisseler du haut en bas de la société. Ce qui promet le passage d’un état de pénurie à celui d’abondance. Aussi Mandeville n’hésite-t-il pas à dire que la guerre, le vol, la prostitution et la luxure, l’alcool et les drogues, la recherche féroce du gain, la pollution (pour employer un mot contemporain), le luxe, etc., contribuent en fait au bien commun. Tous ces vices s’expriment, comme il le répète dans une formule rituelle, « à l’avantage de la société civile ».



Voyons par exemple ce que dans sa Fable il disait du vol. La conduite, rappelle-t-il, est répréhensible, mais aussitôt il ajoute : « Le travail d’un million de personnes serait bientôt fini, s’il n’y en avait pas un autre million uniquement employé à consumer leurs travaux (…). Si l’on vole 500 ou 1 000 guinées à un vieil avare qui, riche de près de 100 000 livres sterling, n’en dépense que 50 par an, (…) il est certain qu’aussitôt cet argent volé vient à circuler dans le commerce et que la nation gagne à ce vol. Elle en retire le même avantage que si une même somme venait d’un pieux archevêque l’ayant léguée au public. »



Une fois cette logique acquise, on peut aisément poursuivre le raisonnement. Y aurait-il par exemple des avocats, donc des professeurs de droit, des universités de droit, des architectes pour en construire les bâtiments, s’il n’y avait pas de voleurs ? Toutes ces activités, qui contribuent éminemment au développement de la civilisation, on les doit nécessairement… au voleur. On comprend alors pourquoi le nom de Mandeville fut, à son époque, altéré en Man Devil (« l’homme du diable ») et pourquoi ses œuvres furent condamnées en Angleterre, mises à l’index par l’Église et brûlées par le bourreau sur la place publique en France.



C’est précisément cette logique que suivent aujourd’hui les grands groupes de l’ère néolibérale : abus de position dominante, dumping et ventes forcées, délits d’initiés et spéculation, absorption et dépeçage de concurrents, faux bilans, manipulations comptables, fraude et évasion fiscales, détournements de crédits publics et marchés truqués, corruption et commissions occultes, enrichissement sans cause, surveillance et espionnage, chantage et délation, violation des réglementations du travail, falsification des données compromettant la santé publique, etc. Autant de pratiques de « contournement » de la loi qui illustrent parfaitement la pensée mandevillienne : puisque les « vices » produisent de la « vertu », autrement dit de la fortune ruisselante, alors allons-y sans vergogne !



Quand Mandeville affirme le bien-fondé de ce qui paraît un paradoxe, il opère rien de moins qu’un tournant dans la métaphysique occidentale. Il abandonne le projet augustinien d’aligner la cité des hommes sur le modèle de la cité céleste — une visée qui ne vaut que pour quelques saints égarés en ce monde — pour en proposer un autre qui, lui, vaut pour l’immense majorité des humains, plus vicieux que saints. En effet, Dieu, dans son immense bonté, a tout prévu : puisqu’un nouvel ordre supérieur aux précédents sortira de leurs vices, de leur concupiscence même, les hommes n’ont plus à se sentir coupables de leurs turpitudes ; bien au contraire, ils doivent les vivre sans honte.



Adam Smith (1723-1790), à qui l’on attribue généralement l’invention de ce nouveau système, répétera le principe du projet mandevillien en le « débarrassant » de sa dimension sulfureuse et provocatrice, et en le présentant sous l’aspect neutre et sérieux de la science. Ainsi, dans La Richesse des nations, il se garde d’utiliser le mot « vice » dans un sens positif et le remplace par un terme plus neutre, l’amour de soi (self-love). Smith saura aussi rassurer ceux qu’inquiète leur salut en postulant l’existence d’une Providence divine qui harmonise les égoïsmes privés : la fameuse « main invisible » du marché. Et l’on perd chez ce père du libéralisme ce que Mandeville formulait si crûment lorsqu’il exprimait la nouvelle morale sous une forme radicale en disant en substance : « Soyez aussi avide, égoïste, dépensier pour votre propre plaisir que vous pourrez l’être, car ainsi vous ferez le mieux que vous puissiez faire pour la prospérité de votre nation et le bonheur de vos concitoyens. »



Cette sophistique de la conversion des vices en vertus a non seulement permis la construction d’une nouvelle religion — celle du libéralisme anglais, où l’objectif divin se réalise en suivant scrupuleusement ses propres intérêts —, mais elle a aussi ouvert un nouveau champ philosophique, celui de l’utilitarisme, avec Jeremy Bentham puis John Stuart Mill. Un cap était franchi en affirmant qu’il n’y avait plus à se soucier de savoir si l’action était vertueuse à l’origine, du moment qu’elle le fût in fine. Une autre morale apparaît dès lors qu’on prend pour seul critère normatif les conséquences de l’action : l’utilitarisme va se caractériser par un oubli volontaire des causes et une valorisation des conséquences supposées, ce qu’on appelle depuis la fin des années 1950 le conséquentialisme.



Peu importe alors au nom de quoi on entreprend une action ; ce qui compte, c’est qu’elle soit présumée engendrer à l’arrivée plus de bonheur pour plus d’agents — le bonheur étant défini selon l’utilitarisme comme la maximisation des vices privés (ou, de manière plus affable, des plaisirs) et la minimisation des peines. Oui, mais pour qui ? Car ce calcul pragmatique s’est en réalité traduit par le développement d’une logique sacrificielle. Mandeville ne cesse de le dire : il faut que des pauvres soient sacrifiés en peinant et travaillant pour satisfaire aux plaisirs des riches. Il a d’ailleurs écrit un essai sur les maisons closes (Vénus la populaire ou Apologie des maisons de joie) selon la même « morale » : il faut que des femmes pauvres soient sacrifiées pour satisfaire aux plaisirs des hommes qui ont les moyens de se les offrir, mais aussi pour libérer les bourgeoises des trop brutales ardeurs masculines. Ce type de raisonnement nous conduit au cœur de l’anthropologie libérale.



Sous-couche perverse du capitalisme

Commencée avec Weber dès 1920, l’occultation de Mandeville s’est transmise aux générations suivantes. Ainsi, en France, les grands penseurs critiques des années 1960, nourris aux analyses wébériennes (L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme est traduit en 1964), ignorent littéralement Mandeville (on ne trouve au mieux qu’une ou deux brèves mentions chez Pierre Bourdieu, Jacques Derrida, Gilles Deleuze, Michel Foucault ou Jacques Lacan). Ils n’ont pas vu que la sous-couche perverse était en passe de transpercer le paravent de la couche puritaine.



Quant à notre actuelle reine des abeilles, ne s’appellerait-elle pas, entre autres prétendants, Donald Trump, qui exhibe des ornements capillaires aussi jaunes que le corps de ces petites bêtes, et veut régner sur la ruche mondiale en hissant le mensonge, la triche, le reniement, l’insatiable fringale de profit, le saccage environnemental et l’insinuation salace au rang de principes directeurs de ses actes (2) ?



En redonnant à la conception mandevillienne toute sa place et en se libérant du conte wébérien, on découvre que le célèbre « nouvel esprit du capitalisme », jouisseur et hédoniste, est peut-être beaucoup plus ancien qu’on ne le croit : il a été énoncé comme le programme original du capitalisme aux prémices mêmes de la première révolution industrielle…



Dany-Robert Dufour
Lien : https://www.monde-diplomatiq..
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La fable des abeilles : Suivi de Recherches..

Ouvrage très intéressant la fable nous décrit une ruche qui fonctionne. Des milliers d'abeilles étaient occupées à satisfaire la vanité et l'ambition de quelques unes.

La révolte des plus laborieuses entraîne dans son sillage toutes les couches de la société qui deviennent vertueuses elles veulent supprimer l'abjection qui y règne. Mais elles finissent par se rendre compte quand agissant ainsi, , elles se rendent compte que l'état s'appauvrit et est même menacé de disparition. Et elles retournent vers leur ancienne société où le vice, la fraude et la vanité d'un petit nombreest nécessaire pour la vie de l'état.

La lecture et l'analyse de la fable est très dense . Elle renferme de nombreuses propositions de réflections que nous pouvons développer.



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La Fable des abeilles

Merci à D.R. Dufour de m'avoir conduit à cette lecture. Un auteur apparement oublié de tous qui avait un regard sans concession sur l'homme et sa vertu.
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