Roland Brival

Devant lui serpentait le sentier a travers les grands bois. Augustin marchait, aux aguets du moindre signe.
Le fromager, il le cherchait. Il n'attendait pourtant rien de ce pèlerinage. D'avoir survécu à sa blessure ne l'avait nullement préparé à croire aux miracles Ou aux esprits. Tout Rasta qu'il se prétendait, il était loin de croire aux zombis, aux diablesses et compagnie. Mais demeurait en lui ce fond d'étonnement proche de l'enfance, cette terre friable du doute prête à laisser germer la magie des contes que colportait ce vieux roublard de Théodore. Tout cela valait d'être éclairci. Et puis, se disait-il, ça te fera du bien, cette balade en forêt. De quoi te rappeler quelques souvenirs du temps où, tes frères et toi, vous partiez dans la campagne à la recherche de goyaves mûres et de miel sauvage. Attention, ça grouille de serpents là-haut, lui avait dit le vieux. Mais les serpents ne l'effrayaient pas. Toutes les bêtes vivantes, venimeuses ou pas, sont les créatures de Jah, et il avait désormais quelques
bonnes raisons de se croire le protégé du Très-Haut.

New York. Enfin. Et, sous nos pieds, la vibration assourdie des moteurs du Normandie. Le plus grand paquebot du monde. Réputé le plus sûr, aussi, à cause de sa double coque et de ses cloisons étanches. Pourtant, lors de cette tempête effroyable qui s'est abattue sur nous à la sortie du Havre, j'ai bien cru ne pas m'en sortir vivant.

- De quelle sorte d'amour me parlez-vous? l'entendis-je aussitôt répliquer. Celui qui vous emprisonne, ou celui qui vous libère?

Mais, à l'origine, le symbole de la libellule, il l'avait appris de sa mère, se rapportait plutôt au monde des samouraïs, pour qui elle représentait le courage et l'audace en raison de sa manière de voler《toujours en avant》.

Nous sommes là pour vivre, tu comprends? Pour vivre et réussir à nous aimer, quel qu'en soit le prix. Toutes les fois que tu céderas à la haine, c'est toi qui auras perdu.

Qu'es-tu en train de vivre à la minute où je pense à toi ? La même sempiternelle question,depuis bientôt trois semaines. A cette allure, les journées se succèdent comme autant de siècles. Le temps devient limpide, immatériel, infini. Un soldat te tient peut-être en joue devant la barrière d'un check-point ? Ou bien, dans la cabine d'un hélicoptère Apache, la main d'un pilote américain s'apprête-t-elle à presser le bouton de mise à feu d'un missile qui viendra pulvériser cette camionnette blanche dans laquelle tu auras réussi à t'embarquer avec l'un ou l'autre de tes amis et qui fonce à tombeau couvert vers les faubourgs de la ville?...........
Ma bataille à moi, Mary, ,'est autre que celle de la page blanche. Mes ennemis sont invisibles mais ne va pas les croire impuissants. Capables de s'infiltrer bien au-delà des lignes de l'adversaire pour tout à coup retourner contre lui ses propres armes. La guerre contre soi-même, ce n'est pas le moindre des dangers qui vous guette lorsqu'on se hasarde à vouloir aborder les rives de l'écriture. Mais en quoi serait-elle, après tout, différente de celle que tu vis ? A Sannbad comme ailleurs, c'est l' Homme qui se combat lui-même, l'Homme en chemin vers sa propre tragédie.

Mais les images continuent de défiler, et le rêve brusquement se déchire. Depuis la naissance du bébé, Milonga refuse de lui donner un nom. Elle dit qu'il faut attendre. Elle répète qu'il ne s'agit pas d'un enfant comme les autres et que, même s'il est né de chair, son âme refuse encore de descendre sur la terre.

Devenir une femme, ma fille, c'est savoir que la force de la rivière est plus puissante que celle du fer ou du feu. C'est savoir qu'un silence vaut le poids de mille paroles que le vent emmène où il veut. Et savoir enfin que c'est dans ton ventre à toi que commence et finit le monde, comme une mer sans limites dont personne ne connaîtra jamais l'autre rive.

Pour le reste, je m'en tiendrai à nos engagements et à nos certitudes. Nous sommes vos frères d'armes. Vos frères de combat. Voila sur quelles bases je leur parlerai. Je leur raconterai que je viens d'un pays où les hommes sont libres, où la ségrégation n'existe pas, mais où il n'y a pas de pire blessure que celle de recevoir à froid la haine des yeux d'un homme qui vous croise sur le trottoir, ou de voir soudain une femme protéger ses enfants effrayés de votre apparition dans les allées d'un jardin public. Je leur expliquerai que, nourri de préceptes appris sur les bancs de la République qui me donnaient à croire que , si les respectais, j'appartiendrais à la grand famille des Français de France, j'ignorais tout de ma véritable histoire lorsque j'ai débarqué à Paris.

Parfois, le maître l'emmenait dans une pièce où se trouvaient rangés des dizaines de coupons de tissus différents :
- Regarde ce jaune, lui disait-il, et imprègne-toi de son éclat. Laisse-le te pénétrer pendant que tu respires, et se dissoudre dans ta chair. Car l'oeil ne suffit pas pour comprendre ce que l'on voit. Il faut que tout le corps participe à l'élan de la rencontre pour que le résultat soit conforme à ce que tu ressens.