Citations de Carmen Posadas (79)
Cary Faithful consulte sa montre. Il est 6 h 30. Dans cinq petites heures sa tante, lady Daliah, arrivera par le train de 11 h 27 ; shitty hell, quelle plaie, il ne peut jamais être tranquille à la campagne sans que surgisse une tante barbante ou un parent éloigné. Il soupire, puis se dit que peut-être, avec un peu de chance, la lettre sur le plateau est de tante Daliah, qui a changé d’avis et repousse sa visite. Pourquoi pas ? Parfois les dieux sont miséricordieux, alors il vaudrait mieux, oh fuck, qu’il combatte sa grosse flemme et s’empare vite de cette lettre pour en déchirer l’enveloppe et savoir si la vie lui a réservé cette bonne surprise, bloody lazy, fuck, fuck.
Ce jour-là, malgré son jeune âge, Ágata apprit deux choses intéressantes sur l’amour et ses mystères. D’une part, les actes généreux et les baisers ne valent rien en soi, tout dépend de qui en est l’auteur. De l’autre, si les jolies filles n’ont qu’à verser quelques larmes pour parvenir à leurs fins, elles ne le feraient pour rien au monde en certaines occasions. Quand d’autres jolies filles rient, par exemple.
Adolescente, Ágata avait eu maintes fois l’occasion d’entendre sa sœur décrire à d’autres personnes leur passé commun. Voilà pourquoi elle imaginait sans peine ce qu’Olivia racontait à ses riches connaissances, à ses nombreux maris ou amants lors d’un premier rendez-vous :
– Tu sais, cuore, tu as devant toi une victime de la guerre froide. Je dirais même que, comme dans le roman de John le Carré, je suis l’espionne qui venait du froid.
Ágata sourit. Si sa sœur aînée servait toujours le même discours à ses amis et amants, elle allait devoir le réviser pour ne pas avoir l’air d’un fossile, car personne ne se rappelait plus de nos jours ce que pouvait bien être la guerre froide. Mais une fois remise au goût du jour et habilement placée (Olivia excellait dans l’art de l’à-propos), cette phrase éveillait probablement la curiosité.
– Une espionne ? s’étonnait son interlocuteur.
– Eh oui, répondait Olivia en se fendant d’un adorable sourire. En fait, l’espion, c’était plutôt mon père. Dans la Russie soviétique, tu me suis ? Un peu avant la perestroïka, dans les années 1980. « La capitale des ténèbres ». C’est comme ça qu’on appelait Moscou. Tu ne peux pas t’imaginer l’enfance in-croy-able que j’ai eue là-bas, entre une ambassade aux murs tendus de velours et l’école Maxime-Gorki, qui sentait le chou. Tu vois cette cicatrice près de mon sourcil ? Je me la suis faite en cours de guerre. Oui, trésor, c’est la vérité vraie. À l’époque, dans les écoles soviétiques, on apprenait aux élèves à armer et à désarmer une kalachnikov. Même les filles devaient être prêtes à défendre la Révolution.
Trente ans et quelques. Pendant deux longues décennies, alors que sa sœur changeait de maris et d’initiales brodées, Ágata avait changé de nutritionnistes et de psys.
Cependant, malgré sa résistance et bien qu’Ágata ne l’ait pas vue depuis longtemps, sa sœur n’était sans doute plus aussi extraordinairement belle que par le passé. « La vie et ses mauvais tours laissent trop de cicatrices et, quand on en abuse, la chirurgie esthétique aussi. Pourquoi Olivia ferait-elle exception à la règle ? »
– Sois sûre d’une chose, mon ange : les belles femmes vieillissent toujours plus mal que les laides et les filles enrobées dans ton genre. Le temps est un grand justicier, tu verras.
« L’année prochaine, je serai belle et très mince », s’était alors juré Ágata et, dans l’attente du miracle, elle continua de s’amuser à chercher les tresses d’Olivia derrière les rideaux ou à contrarier ses yeux gris lorsqu’elle la surprenait dans l’armoire où l’on rangeait le linge de maison. Olivia était là, couchée sur le flanc, comme une Belle au Bois Dormant froissant les beaux draps que leur mère n’utilisait jamais. Alors Olivia se redressait et tâchait de s’extirper de sa cachette étroite, ses yeux clairs exaspérés rivés sur sa sœur :
– Arrête, bécasse, je ne joue plus. Viens m’aider, je ne sais pas comment me tirer de là.
Aimer et haïr sont les deux faces d’une même médaille, n’est-ce pas une évidence ?
Il y a quelques années, elle a entendu Ágata citer Oscar Wilde, qui disait qu’il faut trier ses amis sur le volet, mais qu’on n’est « jamais trop soigneux dans le choix de ses ennemis ». Sans avoir lu aucune de ses œuvres, Olivia est tout à fait d’accord avec lui. Il faut s’entourer de précautions, et c’est justement ce qu’elle a tenté de faire lorsqu’elle a préparé ces courriers : ne pas se tromper dans le choix de ses convives ou, en d’autres termes, inviter ceux qui la détestent le plus.
Elle ouvre une enveloppe pour en extraire le carton et lit : Olivia Uriarte a le plaisir de vous inviter… Elle s’interrompt. Sur les pointillés qui suivent, elle n’a bien évidemment pas l’intention d’écrire à sa mort et encore moins à son assassinat. Ce serait absurde. Il est préférable d’avancer une autre raison. Son divorce récent, par exemple. Oui, pourquoi pas ? De nos jours, on fête presque autant les séparations que les mariages, on convie ses amis à une grande fête ou à un week-end. C’est le prétexte rêvé. Et qui sera invité ? Qui invite-t-on à un assassinat, sinon précisément ceux qui ont le plus envie d’en commettre un ? Sa sœur Ágata sera bien sûr de la partie et lèvera sans doute les bras au ciel en recevant ce pli.
Que la vie imite l’art ou la littérature n’est pas nouveau, c’est même très fréquent. Pour que le plagiat soit bon, il faut cependant le coup de pouce d’un habile directeur artistique. « Autrement dit, tout dépend entièrement de moi », se dit Olivia, un grand sourire aux lèvres.
Que la vie imite l’art ou la littérature n’est pas nouveau, c’est même très fréquent.
Mais Ágata aurait probablement choisi un texte plus ambitieux. De Virginia Woolf, par exemple. « Ma chère sœur. Que deviens-tu ? Ça fait si longtemps que je suis sans nouvelles de toi », songe Olivia. Il est vrai qu’il s’est passé beaucoup de choses dernièrement et que la vie ne lui a pas assez souri pour qu’elle pense à Ágata. Olivia fouille dans son bureau, à la recherche des invitations qu’elle finit par trouver là où elle les a laissées la veille, dans le tiroir de droite. Elle prend la première, s’immobilise quelques secondes pour répéter une fois encore ce nom, Sparkling Cyanide, « Cyanure mousseux ».
Deux photos sont posées dessus : une fille portant un bébé dans ses bras et un bateau toutes voiles dehors. Sparkling Cyanide, lit-on en poupe. Tel est le nom de ce voilier qui, à la fin du mois, cessera de lui appartenir car il a été mis sous séquestre, comme le reste de ses biens. Tiré des pages d’un livre célèbre d’Agatha Christie, il a pour Olivia une signification secrète. L’idée de s’inspirer de l’œuvre d’un de ses auteurs favoris pour orchestrer sa mort serait plus propre à sa sœur, l’intellectuelle qui porte d’ailleurs (quel curieux hasard) le même prénom que la reine du roman policier anglais. Drôle de coïncidence.
Elle a l’intention de s’y prendre comme elle l’a toujours fait, en tirant des ficelles et en manipulant les êtres à la manière d’un bon marionnettiste. « Et pour ça, je dois d’abord inviter mes meurtriers potentiels à passer quelques jours avec moi, envoyer cinq ou six cartons en prévision de ce sabbat particulier. Il en reste quelques-uns je n’ai pas encore fini d’écrire. Où les ai-je mis ? »
Comment organiser une mort ? Comment planifie-t-on son assassinat ?
Elle doit en revanche se préoccuper de ce qui hante les hommes lorsqu’ils sentent leur mort proche. Chacun réagit à sa manière. D’aucuns consacrent le temps qui leur reste à faire la paix avec Dieu et leurs êtres chers. D’autres préfèrent la mise en scène et planifient leur départ dans les moindres détails, allant jusqu’à choisir la musique de leurs obsèques (Mendelssohn pour l’introït, Beethoven pour la fin…). Les non-croyants sélectionnent les vers (de Benedetti ou de Lorca et, presque toujours, de Jorge Manrique) qu’ils souhaitent qu’on récite devant leur tombe couverte de fleurs. Certains se découvrent une vocation de médium et laissent des lettres qui ne seront ouvertes que lorsqu’ils seront passés de l’autre côté. Pour sa part, Olivia ne compte rien faire de tout cela, car son projet concerne moins l’au-delà que l’ici-bas et verra le jour avant sa mort et non après.
« Bon, on dit que partir, c’est mourir un peu », pense-t-elle en recrachant lentement la fumée de sa cigarette, comme pour se persuader du bien-fondé de cette maxime. Divorcer d’un homme ruiné peut revenir au même, encore que… quelle importance à présent ? Elle se moque de quitter ce qu’elle a de plus cher et n’a pas à se soucier de cette séparation non voulue. La mort présente au moins l’avantage de libérer les êtres de toutes leurs obligations. Adieu les problèmes.
Après la tragédie, tout le monde comprend que le défunt savait pertinemment qu’il allait mourir. « Ce matin, il m’a dit au revoir comme s’il me quittait pour toujours », gémit le père, ébranlé quand on lui annonce le décès de son fils dans un accident de la route. « Il m’a appelée de l’aéroport pour me faire une déclaration d’amour », se rappelle l’épouse inconsolable lorsqu’on lui apprend que son mari a été victime d’un crash aérien. C’est vrai. Ceux qui vont passer l’arme à gauche le savent. Pour moi, c’est différent parce que je suis informée avec quelques semaines d’avance, raison pour laquelle je veux que tout soit bien orchestré.
– Tu ne comprends, pas, espèce d’idiote ? lui aurait-elle dit en se fendant d’un beau sourire de sœur aînée. Le sens de cette phrase est éloquent : « veillez » signifie en réalité « ouvrez les yeux », « voyez ». Avant une mort, il y a toujours des signes avant-coureurs, des avertissements, des prémonitions. Le problème, c’est que personne n’en tient compte. Tu penses que je me trompe ?
« Veillez donc, car nul ne connaît ni le jour ni l’heure. »
Si elle avait été présente, sa sœur Ágata aurait sans doute prononcé ces mots (les mains jointes comme pour prier). Pauvre petite Ágata, de deux ans sa cadette, mais qui en faisait quatre ou cinq de plus. « Veillez donc, etc. » Érudite de la famille et professeur de langue, Ágata se débrouillait aussi bien en littérature qu’en philosophie, excellait à parler d’art et même d’histoire sainte, ce qu’elle n’aurait pas manqué de faire dans ce cas précis. Mais elle avait beau être savante, elle n’était ni observatrice ni nuancée dans ses propos. Cette lacune avait été son principal souci dans la vie, d’où sa situation. Si la gentille Ágata avait été là, à essayer de lui démontrer que personne ne sait quand il va mourir, Olivia lui aurait rétorqué qu’elle se trompait et que le verset de la Bible qu’elle venait de citer lui donnait raison. Il suffisait de l’analyser pour se rendre à l’évidence.