The World Beneath. Cate Kennedy at Sydney Writers' Festival 2/2
Est-ce que la vie a été bonne pour elle ? [...] Tout le monde semble s'y résigner, se dit-elle : il faut laisser les choses arriver. La vie vous tombe dessus comme un trouble-fête, elle se fiche bien de vos projets et vous traite selon son humeur du moment.
Après, on n'a plus qu'à encaisser. Jamais personne ne demande par exemple : Êtes-vous bon pour votre vie ? Ce qui vous laisserait quand même un rôle moins passif.
Il zappe sur différentes chaînes sans enthousiasme, puis balance la télécommande sur la table basse, au milieu des autres. Il en possède désormais une belle collection : pour la télé, le lecteur DVD, de CD, le magnétoscope, la box ; il passe son temps à chercher la bonne ; il pointe l'engin en appuyant dessus avec impatience - mais pourquoi ça ne marche pas, bordel !
"Oh d'accord, dit-elle. Je ne veux pas faire la fine bouche, mais oui, je suis dingue de chocolat, mais je ne mange que du noir, bio, le plus fort possible en cacao.
- C'est vrai ? Je le saurais pour la prochaine fois, alors. Je vois de quoi tu parles. Le genre avec 80% de cacao. C'est comme si tu avalais quatre expressos d'un coup, hein? Ça donne un coup de fouet."
A vouloir sauver la situation, il s'enfonce, il le sent bien.
"En réalité, c'est bon pour la santé, répond-elle. C'est bourré d'antioxydants.
Sophie les regarde, assis tous les deux à l'avant, sidérée qu'ils puissent constituer les deux moitié de sa personne. Ses parents. Ça paraît à peine croyable. Il y a Rich, cet inconnu, monteur pour la télévision, qui connaît sûrement des tas de gens célèbres. Et il l’emmène, elle, Sophie, dans un endroit à la renommée mondiale, il la traite en adulte en présumant qu'elle est capable d'effectuer une randonnée de six jours. Et puis il y a sa mère, qui va partir en stage, se retirer pour retrouver le lien avec ses vies passées ou Dieu sait quoi encore. Rich est calme, il présente bien, porte des lunettes de soleil Oakley et écoute Korn ; sa mère a une chemise trop serrée sous les aisselles, et une voiture avec un cintre plié en guise d'antenne radio.
Tout le monde semble s'y résigner : il faut laisser les choses arriver. La vie vous tombe dessus comme un trouble-fête, elle se fiche bien de vos projets et vous traite selon son humeur du moment. Après on n'a plus qu'à encaisser. Jamais personne ne demande par exemple : êtes-vous bon pour votre vie ? Ce qui laisserait quand même un rôle moins passif.
C'était horrible à admettre, mais à l'entendre comme ça, c'est vrai, on aurait cru sa mère. De plus en plus souvent, quand elle n'y prête pas attention, cette voix s'élève en elle, jusque dans ses inflexions geignardes.
Chaque fois que l'on va marcher dans la nature, on reçoit bien plus que l'on était venu chercher. John Muir
Quel monde terrible, dévasté, pense-t-elle. Tout est en train de fondre, de sombrer, de s'abîmer, les vertes prairies se transforment en désert. Plus rien de bon ne reste intact, tout est brisé, rongé, détruit, et les ordures balancées à la figure de la génération suivante.
Des boulots sans lendemain, voilà ce que disent les gens. Et ça, Rich ne comprend pas. Au contraire, ce sont des boulots qui vous offrent un avenir. On en prend un, on empoche tout ce qu'on peut en tirer, et on repart voir ailleurs. La liberté parfaite, vous vous servez du système et pas le contraire. Ces métiers à vie - ça vous absorbe tout entier, ça vous saigne à blanc pour vous recracher tout usé en bout de course - , c'est ça les métiers sans avenir, si vous voulez son avis. On vous les vend avec un plan d’épargne retraite et quelques misérables congés payes. Au secours !
Cette main , à présent. Plus petite. Le secouant légèrement, pour qu’il ouvre les yeux : c’est sa fille. Il s’est complètement planté avec elle. L’amener ici, lui laisser voir à quel point il est nul.
« Redresse-toi pour manger, dit-elle. C’est du risotto aux champignons. »
Il plisse les yeux pour la regarder dans la faible lumière de la tente. Elle n’a plus rien à voir avec la jeune fille qui l’a ébloui à l’aéroport, tout en noir telle une vampire anarchiste, avec ces affreux pâtés d’eye-liner. La nouvelle Sophie a les cheveux courts, raides, elle les ramène derrière les oreilles, et ses yeux, dépourvus de leur impressionnant camouflage, ne choquent plus par leurs artifices brillants, pleins de défiance. Ce sont maintenant des yeux ordinaires, banals, exposés, qui jugent : de même que ses lèvres gercées, son nez rougi dans un visage affadi par le polo beige qu’elle porte. Sous son regard, pourtant, il se raidit en prenant son assiette. Elle irradie une volonté de fer, incandescente, il la voit briller autour d’elle comme une aura, à croire qu’elle tire sa force de sa faiblesse à lui, qu’elle inspire son air usé, rance, pour expirer un oxygène frais et bleu. Il doit fournir un terrible effort de concentration pour amener la cuillère pleine jusqu’à sa bouche.
« Tu avais mis ça de côté ? » finit-il par demander. Il fait de son mieux pour articuler.
Il n’est pas certain de ce qui peut franchir ses lèvres.
« C’est maman. Pas moi. »
Oui, pense-t-il en avalant. Elle est là par sa faute ; et nourrie grâce à sa mère. »