Citations de Catherine Audibert (86)
L'incapacité d'être seul et ses stratégies addictives qui peuvent en découler questionnent aussi les modes de vie de notre civilisation, dans laquelle la perte de confiance en les autres est grandissante. elles questionnent enfin la place que nous donnons ou que nous refusons à la solitude, tantôt en excluant les plus vulnérables, tantôt en créant de nouvelles formes d'aliénation aux autres. Elles révèlent la nécessité absolue pour chaque individu de conserver une aire de solitude pour son équilibre psychique. Car, entre la solitude-détresse d'un côté et l'absence de solitude de l'autre, le sujet n'aura de cesse de rechercher une solitude-sereine, "la solitude d'être soi", seul ou au milieu des autres.
"J'éprouve souvent quand je suis seul devant
ma table avec ma triste lampe qui brûle devant
moi des moments de détresse si complets que
je ne sais à qui me jeter."
Guy de Maupassant, Lettre à sa mère
Pour Lou Salomé, l'enfance se déroula "dans une solitude peuplée de fantasmes", et elle souligne l'importance de la relation fraternelle tout au long de sa vie dans les moments de confrontation à l'être-seul, bien que s'étant émancipée de la famille très vite : "Quand il m'arrivait de douter de moi même, la pensée que nous étions du même sang était un véritable réconfort." D'ailleurs, à l'annonce du décès de son frère aîné, la première pensée venue à l'esprit de Lou avait été : "Seule au monde."
"Seule, je tombe souvent dans le néant. Je
dois poser le pied prudemment sur le rebord
du monde, de peur de tomber dans le néant. Je
suis forcée de me cogner la tête contre une
porte bien dure, pour me contraindre à entrer
dans mon propre corps."
Virginia Woolf, Les Vagues
Lorsqu'un individu peut dire "je suis seul", c'est qu'il peut dire "'je suis", et le je implique qu'il a réalisé son unité.
... les angoisses de solitude-détresse, lorsqu'elles commencent à s'élaborer, sont fréquemment associées à des sensations corporelles, notamment concernant les orifices.
L'état amoureux prélude à une relation d'amour sexuée, tout comme "la préoccupation maternelle primaire", prélude à une relation d'amour tendre, et l'acmé de l'amour transférentiel, prélude au transfert thérapeutique, sont à mon sens tous trois des prototypes d'une relation addictive ordinaire et indispensable, mai qui doivent nécessairement évoluer.
Les sujets pour lesquels la parole est figée auront recours à d'autres procédés pour tenter de déloger l'élément étranger indésirable. Les addictions sont de ces techniques ; manger, boire, s'injecter, jouer compulsivement, etc. , pour prendre la place de ce corps étranger logé en soi Certaines techniques cherchent ainsi à instaurer un vide en chassant, par le remplissage, l'hôte indésirable entré par effraction.
Ferenczi lui-même fut victime d'une anémie qui causera sa mort, quelques mois plus tard, lorsqu'il s'était senti "lâché" par Freud, dont il parlait comme d'une "puissance indifférente".
Mais c'est aussi dans la rencontre amoureuse que l'incapacité d'être seul peut se révéler, entraînant son cortège de symptômes et de phénomènes. Cette rencontre génère pour certains, comme une "bouffée d'anéantissement", une "bouffée d'abîme", quand la violence des sentiments rend plus seul que jamais. Et comment ne pas ressentir à nouveau la détresse lorsque l'élu, en qui l'on avait cru pour ses qualités à bannir le sentiment de solitude dans la vie du sujet, se montre décevant ? Chaque défection de l'autre peut rouvrir la blessure traumatique de la rencontre primordiale avec l'éprouvé de solitude.
Quelle qu'en soit l'origine, l'accumulation ou l'intensité des expériences de détresse peuvent aboutir à générer chez l'enfant un sentiment de discontinuité d'existence, voir un sentiment d'annihilation, et son corps gardera l'empreinte de la détresse à laquelle la souffrance et la solitude seront associées.
Lacan rappelle les propos de saint Augustin [...] : "J'ai vu de mes yeux, et bien observé un tout-petit en proie à la jalousie il en parlait pas encore et il ne pouvait sans pâlir arrêter son regard au spectacle de son frère de lait." Pour Lacan, "le rôle traumatisant du frère au sens neutre est donc constitué par son intrusion [...]. L'intrusion part du nouveau venu pour infester l'occupant" [...].
Si nous postulons que le nourrisson (sauf en cas d'accident ou de maladie) vit une solitude béate dans les moments où il n'est soumis à aucune tension interne, l'environnement va devoir ainsi permettre au foetus, puis au bébé, puis à l'enfant, non pas d'acquérir la capacité de solitude, mais de la conserver.
"J'ai toujours vécu isolé, et plus j'étais isolé,
mieux je me découvrais moi-même."
Fernando Pessoa
Je lus plus tard dans un article scientifique que certaines cellules fœtales pouvaient traverser le placenta et s'installer durablement dans le corps de la mère, se transformant en "chimères génétiques". La science confirmait ce que certaines mères ressentent (sans doute pas toutes, au contraire de ce que supposait le journaliste) : leurs enfants font toujours partie d'elles-mêmes longtemps après la naissance. Car à la suite de cette invasion cellulaire, les mères continuent à porter le matériel génétique unique propre à leur enfant, créant ainsi ce que les biologistes appellent une "microchimère". C'est un phénomène paraît-il répandu chez les mammifères. Ainsi les traces d'une vie peuvent se transmettre dans le corps maternel à d'autres enfants de grossesse en grossesse, nourrissant chez moi l'espoir que le moindre atome de ta vie puisse se prolonger d'une manière ou d'une autre.
Toute cette imagination pour ne pas accepter la discontinuité...Il y a toujours, peu ou prou, de la folie dans le deuil d'un enfant.
P186-187
... il faut établir une différence entre vie créatrice et art créateur. Les créations artistiques sont liées à la vie créatrice avec un talent particulier en plus, mais ce talent n'est pas nécessaire pour vivre créativement.
... l'acte d'écrire peut aussi devenir une véritable addiction, lorsqu'il surgit comme un besoin physique irrépressible, imposant la force du besoin du papier, du crayon, de cette sensation de la plume qui glisse, du frottement de la main sur la feuille, pour , à la fin, "se sentir vidé".
Peindre est pour certains véritablement un acte autosensuel qui protège la quête du vide.
Certes, tous symptômes ou autres stratégies inconscientes peuvent être considérés comme des "créations". Toutefois, il en existe qui prennent le pouvoir sur leur créateur, par leur côté compulsif et répétitif que nous trouvons également dans les addictions. Toute la différence serait entre "je fais quelque chose de ma solitude" et "la solitude fait quelque chose de moi".
"[...] Dans ma solitude, j'écoute en silence les étrangers qui parlent en moi à voix basse", écrivait Didier Anzieu, et c'est peut-être ce qui résume sa capacité d'être seul, source de créativité.