Le paysage ne l’aidait pas à éteindre ses angoisses ; il se prêtait aux pires scénarios. La lune la narguait, à n’éclairer que quelques centimètres autour d’elle, et les lampadaires, en parfaits complices, ponctuaient le brouillard d’une lueur paresseuse au possible. Le vent joueur se changeait en voix plaintive, comme pour se moquer de sa détresse. C’était forcément lui qui imitait ces murmures récurrents… Et ces horribles installations de Noël qui crevaient les façades, çà et là… Tels des gyrophares de police défectueux, leur clignotement, tantôt vert, tantôt rouge, assassinait la neige alentour. Sinistre.
L’horreur avait atteint un tel niveau qu’elle ne l’ébranlait plus. Trop. Tout était trop. Trop horrible, trop terrible, trop ! Si bien qu’il se sentait comme dans un cauchemar, agissant avec une impression d’irréalité tenace. Une dissociation salvatrice car Samuel, de son côté, n’en menait pas large. Quand le scientifique lui demanda de trouver des vêtements pour le petit survivant, il suffoquait encore entre deux remontées de bile.

CHAPITRE 1 : QUARANTE-DEUX
Foutue garce ! Accroché à son volant, l’homme ne comptait plus les kilomètres qui s’enchainaient. La fatigue pointait, mais il gardait l’œil vif au possible. Pour cause, malgré le temps et la distance, l’adrénaline coulait toujours dans ses veines. Ce dédale de routes sans lumière ne changeait rien à ses pensées, ni au malaise qui rongeait ses nerfs. Même la musique joyeuse de son poste radio n’y pouvait rien ; après avoir creusé un contraste malsain avec sa situation actuelle, maudites chansons romantiques, elle était passée en second plan. Il l’avait pourtant quitté depuis des heures, cette garce. Si seulement son mari ne les avait pas surpris, tous les deux ; il n’en serait pas là à parcourir les routes la peur au ventre… Il aurait dû se douter qu’elle ne lui apporterait que des problèmes. Bien sûr, il n’aurait jamais pu prévoir tout ça. Mais comme une prémonition à retardement, il se persuadait qu’il avait senti le drame venir de loin.
Le lendemain, quand je suis rentré, j'ai trouvé un mot sur ma porte. Le voisin d'à côté s'y plaignait du bruit de la nuit passée. Quand je lui ai dit que je n'avais pas été chez moi jusqu'à l'aube, il m'a expliqué qu'il ne comprenait pas. Car, a-t-il dit, quelqu'un avait hurlé régulièrement, comme des cris de rage. Par moments, ça ressemblait à des jappements d'animaux, puis à des chuchotis rauques, comme si quelqu'un parlait dans les murs mêmes de son appartement. Et puis, il y avait eu des collisions, des coups dans le parquet, des meubles renversés, et toujours plus de cris enragés.
Les sensations extrêmes, les musiques qu’il ne composait plus, le travail qu’il avait abandonné, les économies qu’il ne cherchait plus à entretenir, la famille, les amis. Rien ne ravivait son esprit.
De toute façon, il ne possédait plus la force pour l’une ou l’autre de ces activités.
Et une question ne cessait de le hanter, de le parasiter. Combien de temps ?
Combien d’années, de mois, de semaines, de minutes ?
Tout s’enclenchait dans sa tête, crescendo de battements dans son cœur. Et s’il ne parvenait pas à repartir ? Et s’il n’atteignait jamais sa destination ? Et si son secret éclatait ? Et si cette étrangère savait ? Et si… Il lui fallait cesser d’y penser. Et rester calme. Même si la panique semblait la seule façon de le libérer de cette torpeur. Tout ceci devait bien avoir un sens et, plus important encore, une solution.
– Combien… s’informa Véronica. A quel point ce… ce mimétisme mental s’est propagé ?
– Au départ, on faisait une expérience psychologique, l’informa Luis. Il y avait cinq participants, tous des habitants des environs. Julia était l’une d’entre eux. Ça fait cinq patients zéro, qui ont pu contaminer leur entourage donc… je dirais que le phénomène s’est beaucoup propagé.
– Au point de s’étendre au-delà du quartier, de la ville ?
Il acquiesça :
– Il pourrait recouvrir tout le pays, pour ce que j’en sais…
Elle s'était attachée à moi et ne voulait plus me laisser partir. Je ne pouvais pas la voir, mais je l'entendais. Une respiration étrange, rauque et éteinte. Je n'ai pas fait attention au début, avec le bruit ambiant de la ville. Mais un soir, dans mon lit, j'ai fini par reconnaître un souffle autre que le mien. J'ai arrêté de respirer, le son a continué. C'était incompréhensible ; ça semblait venir de chaque coin de la pièce. J'ai fini par supposer que la chose devait être sous mon lit...
Elle récupéra le gâteau de Julia, mordit un bout. Et le recracha aussitôt dans un sursaut douloureux. Quelques gouttes de sang tombèrent avec les miettes noires et le téléphone. Qu’est-ce qui avait pu lui se planter dans son palais comme ça ? D’une main tremblante, elle attrapa quelque chose de fin et glacé, tira dessus, grimaça. Ses doigts glissèrent. Elle força en s’empêchant de serrer les dents, les yeux fermés avec force, brûlants de larmes.
- Elle arrive, souffle le père d'Aurore d'une voix tremblante. J'entends les voix qui annoncent sa venue.
Tout grésille. Les voix se mélangent à d'étranges respirations. À chaque seconde, les sons gagnent en puissance et le cœur d'Aurore accélère en conséquence et le monde tournoie dans sa tête.
Elle ne peut pas en supporter davantage. Ouvre le magnétophone et en retire la cassette.
Le silence ne retombe pas. Les bruits sont toujours là. Des pas avancent avec lenteur derrière Aurore. Elle n'est pas sûre de vouloir se retourner. Son instinct lui hurle de fuir immédiatement.
Elle sursaute quand le bruit éclate juste derrière elle, clair et net. Elle sent la présence dans son dos. Une présence malveillante.
Elle reste immobile. Un frisson la parcourt et son corps entier commence à trembler. Elle tourne légèrement la tête et voit une main blanche se poser sur son épaule.