D’une tentative ancienne de biographie d’un révolutionnaire russe emblématique, extraire toute une époque ramifiée, et une réflexion acérée sur la fiabilité du récit historique.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2023/08/01/note-de-lecture-le-projet-blumkine-christian-salmon/
Né à Odessa en 1900, tour à tour ou simultanément apprenti électricien, garçon de courses, élève de Mendele Moïkher Sforim, le « grand-père » de la littérature yiddish moderne, factotum de Michka Yapontchik (« Mike le Jap »), le bandit au grand cœur (et le modèle du Bénia Krik immortalisé par Isaac Babel dans ses « Contes d’Odessa »), avant de s’engager chez les socialistes-révolutionnaires en 1916, de rejoindre pour leur compte la Tchéka après la Révolution de 1917, et de compter parmi les assassins de l’ambassadeur allemand Wilhelm von Mirbach le 6 juillet 1918, par opposition à la paix jugée ignominieuse signée à Brest-Litovsk le 3 mars 1918 par les Bolcheviques dirigeant en majorité le gouvernement russe du moment, Yakov Bloumkine est un personnage réel. Précieux homme à tout faire de la Révolution en marche lors de la Guerre civile, il est un temps assistant de Trotsky à bord de son train blindé présent sur tous les fronts ou presque, puis envoyé spécial dans le Caucase et en Iran où se jouent alors certains épisodes méconnus du « Grand Jeu » entre Russie et Grande-Bretagne (épisodes que rappellera d’ailleurs joliment Olivier Rolin en filigrane de son « Bakou, derniers jours » de 2010), joue un rôle-clé au Congrès de Bakou (« Premier congrès des peuples d’Orient ») en septembre 1920, en compagnie de John Reed (qui mourra du typhus quelques semaines plus tard) et finit par être exécuté par ses pairs, convertis de gré ou de force au stalinisme, lorsqu’il est soupçonné de sympathie pour le dirigeant déchu qu’est devenu Léon Trotsky en 1929.
De cette figure à la fois si emblématique et si insaisissable de la Révolution russe, Christian Salmon, du côté des années 1990, alors qu’il n’est pas encore l’auteur mondialement connu de « Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits » (2007), mais « seulement » l’ex-assistant de Milan Kundera et l’un des récents fondateurs du Parlement international des écrivains, a voulu écrire la biographie la plus complète possible de Yakov Bloumkine, et avait amassé pour ce faire une considérable documentation. Ce projet fut abandonné, mais retombant par hasard, dans son grenier, sur les copieux cartons d’archives, presque trente ans plus tard, l’auteur se replonge dans l’impressionnant fatras pour en extraire cette fois non pas une biographie, mais l’impressionnant tableau d’une époque, la critique historique de cette époque avec les inévitables effets de source et de filtre qu’elle peut comporter, et une superbe réflexion sur le récit historique en soi – et sur les brumes qui peuvent si aisément, sans innocence aucune, l’entourer le moment venu.
Publié en 2017 à La Découverte, « Le projet Blumkine » est ainsi d’abord une fabuleuse immersion, à travers les documents historiques eux-mêmes, leurs sources et leurs contre-sources éventuelles, dans la Russie pré-révolutionnaire des années 1900-1916, puis dans la Révolution elle-même, la terrible Guerre Civile et l’élan internationaliste qui la suit immédiatement. Cette atmosphère bien particulière est celle par exemple du « Cheval blême » de Boris Savinkov (dont le prestige d’assassin politique anti-tsariste déterminé ne fut d’ailleurs pas du tout étranger à l’engagement du jeune Blumkine chez les socialistes-révolutionnaires), des « Dix jours qui ébranlèrent le monde » de John Reed, naturellement, du « Cavalerie rouge » d’Isaac Babel, assurément, mais aussi du « Tchevengour » d’Andreï Platonov ou du rusé « Proletkult » des Wu Ming, voire du tout récent « Rendez-vous à Kiev » de Philippe Videlier (dont on parlera prochainement sur ce blog).
Christian Salmon parvient à saisir cette atmosphère complexe avec un véritable talent de conteur, tout en y instillant son sens critique affûté et parfois une forme personnelle d’ironie ou d’humour noir. Davantage encore, il nous offre une belle leçon de questionnement inlassable des sources, de recoupement des témoignages, d’identification des faux recoupements (lorsque deux narrations en apparence indépendantes s’avèrent issues du même récit ou de la même fabrique), de déchiffrage des intentions que peuvent contenir les souvenirs « bruts » qui ne le sont guère, voire de repérage des falsifications pures et simples. Récit passionnant et expérience critique implacable, « Le projet Blumkine » mérite bien, aujourd’hui plus que jamais, toute notre attention.
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