Au cimetière de l'île du Levant, la stèle des enfants du Levant, 18/01/2012
Enfin, le Levant lui appartenait. Il possédait un royaume vierge, où tout était à faire. La grande aventure de sa vie commençait, et il sentait le sang de son ancêtre camisard couler plus fort dans ses veines. En même temps, il pensait sincèrement qu'il œuvrait à une noble cause en aidant des enfants broyés par la dureté des temps à se régénérer, à se sauver de la misère, du crime. Défendre et protéger le faible, n'était-ce pas la mission originelle de la noblesse ? Par ailleurs, le financier qu'il était ne voyait aucun mal à faire fructifier son œuvre, malgré un rapport à moyenne échéance, donc bien moindre que ses autres affaires. Et quel déshonneur y avait-il à percevoir soixante-quinze centimes par jour et par enfant pour subvenir aux frais de nourriture, d'entretien, de garde et d'éducation ? Quand les terres produiraient, il tirerait certes quelque profit de leur travail, mais eux aussi, après tout, en bénéficieraient le jour de leur libération, quand ils toucheraient leur pécule, et partiraient dotés d'un bon métier, d'une solide éducation, puisqu'on leur aurait appris au Levant à lire et à écrire, dans la morale chrétienne et le respect de la propriété. C'était dans l'ordre des choses.
Les forçats par-ci, les forçats par-là, certains ne nous lâchent pas la crampe de la journée. Pourtant, qu'avons-nous fait de si terrible ? s'emporta Décors. Moi je suis un abandonné, toi Devillaz, un orphelin, Gruner un malchanceux et Delages un malheureux.
— Au fait, tu n'aurais pas aperçu Taulié ? Depuis trois ans qu'il court les bois, tu l'as certainement croisé ?
— Quel Taulié ?
— Le tueur pardi ! Celui qui a tué sa femme et l'amant.
— Mais alors, il a vengé son honneur ! Si, par hasard, je rencontrais un homme d'honneur, vous voudriez que je le dénonce ? Si, en rentrant de tournée, vous trouviez votre femme dans les bras d'un autre, tout gendarme que vous êtes je voudrais bien savoir ... ?
— Au regard de la loi, c'est un assassin qui a été condamné à mort aux assises de Draguignan.
— Pour la loi peut-être, mais pas pour moi.
- Quand c'est pas une colonie, c'est une école, soupira Gruner. Autant dire un autre pénitencier. Mais quand arrêteront-ils de nous envoyer toute la misère du monde dans les îles d'Hyères ?
Il n’avait jamais été un chaud partisan de ces colonies agricoles confiées à des personnes privées. Selon lui, même le plus généreux des mécènes, le plus charitable des philanthropes ne pouvait perdre de vue le légitime souci de rentabilité qu’une telle entreprise impliquait. Et cela aux dépends des intérêts de la Nation qui voulait la réintégration dans la société de ces pauvres enfants.