L'industrie babylonienne qui s'est développée autour du culte de ma femme a changé mon monde clos, secret, en une place de village au centre de laquelle j'étais cloué au pilori, nu devant un public de croqueurs de cacahuètes avides de sensations. (p. 259)
Celui qui veut créer doit mourir des dizaines de fois dans sa vie. (...)La littérature aime détruire pour créer de nouvelles vies. Je ne demandais pas mieux que de l'aider, d'être le maïeuticien qui l'accoucherait de son Moi poétique. Comme pour tous les parents, l'enfant était pour nous le grand inconnu et nous n'imaginions pas qu'il détruirait tout, tout le monde, y compris lui-même
Chaque mois d’avril, je vois les jonquilles sortir par milliers de la terre aux alentours de Court Green, indifférentes au sort des humains, aveugles, n’obéissant qu’au désir irrésistible de s’extirper du royaume des ombres, de se frayer un chemin vers la lumière pour danser, fringantes ballerines au gré des vents. Et chaque année, je pense à son dernier avril, comme elle avait accueilli pour la première fois – et puis plus jamais – avec des cris de joie respectueuse, ce don d’or jaune d’une excessive beauté. L’épicier nous y avait un peu poussés, il nous avait fait comprendre que nos prédécesseurs récoltaient les jonquilles pour les lui vendre, alors nous nous sommes mis au travail, sourds aux petites plaintes des tiges malmenées, nous avons coupé les fleurs avec des ciseaux, nous les avons attachées par douzaines et nous les avons apportées au revendeur. La vente de ces fleurs, à côté du gibier que je chassais, des poissons que je pêchais, des fruits et légumes que nous récoltions, nous confortait dans le sentiment de séjourner dans un paradis autarcique où la terre et notre travail nous permettaient de vivre. Une visiteuse a pris, un dimanche de Pâques, une photo de ma femme et de nos enfants, une sainte famille, placée au milieu des jonquilles, sous l’éclairage parfait d’un insolent soleil printanier. Ce mois d’avril là, nous avons perdu les ciseaux – un cadeau de mariage – disparus sous la terre où, petite croix rouillée, ils gardent en mémoire la fine empreinte de ses mains.
Jusque-là, il tombera plusieurs fois follement amoureux de furies, de préférence rousses, qui lui diront ses quatre vérités, des femmes tempétueuses, vociférantes, le faisant avec hommes et femmes indifféremment, et faisant voler les coups en tous sens... Pendant tout ce temps-là, il persistera à confondre comportement hystérique et vie émotionnelle riche, sincérité, spontanéité, intuition féminine et appétits sexuels débridés. Le revirement viendra de Puck Baal qui, un soir, dit à Mica qu'elle ressent en sa compagnie un ennui sans borne, tant ses réactions sont prévisibles...
"Toutes les femmes folles sont les mêmes, toutes les femmes normales sont différentes", l'entend-il énoncer de sa voix de basse, et cette phrase s'accroche en lui pour ne plus jamais le quitter.
Nous, un groupe de jeunes gens ambitieux, destinés à une vie hors du commun que, frivoles et insouciants, nous n'étions pas pressés d'entamer, nous nous étions mis en garde contre le mariage et le pouvoir des femmes. Les ballades irlandaises, écossaises et celtes que nous chantions le soir dans nos chambres ou dans les pubs nous apprenaient à nous méfier de l'attrait exercé par le sexe faible, du mystérieux pouvor qu'avaient les femmes de domestiquer les hommes, de les transformer en animaux dociles.
Après-coup — combien de fois ne devrai-je pas encore utiliser cette expression adverbiale lugubre, ce sinistre marquage temporel d'un post-factum révélateur, l'annonce morbide d'une rétrospective confondante, avec son cortège de regrets ou sa capacité déconcertante à mettre à nu la passion de mon être de vingt-cinq ans, ses méprises et interprétations erronées —, après coup, j'ai lu son journal. (p. 23)
De même que, jeune garçon, je me glissais, vers minuit, hors de l'atmosphère suffocante de la maison familiale avec mon frère, je me glissais à présent hors du lit conjugal, rampais sous la cloche de verre et échappais à l'étreinte claustrophobique de notre amour pour pouvoir être une heure seul, invisible et libre.
Le sol ne s'effondre sous nos pas que lorsque l'on comprend que, pour les autres, nous sommes, nous aussi, les personnages d'un roman ou d'une tragédie et que leur distribution des rôles n'a rien à voir avec notre réalité, qu'ils ont puisé dans d'autres livres et retenu d'autres personnages pour nous désigner.
Habitué à la nature discrète des Anglaises, je la trouvais grandiose comme le Niagara, le flot incessant de ses paroles se déversant implacablement, aussi assourdissant que d'immenses chutes d'eau. Dès qu'elle racontait une histoire, ses yeux brillaient de l'éclat du granit, ses longs bras simiesques se balançaient au rythme de sa voix. Elle accompagnait la cadence, accélérant, ralentissant, gesticulant à l'unisson, goûtait chaque syllabe comme on le fait d'une friandise avant de la prononcer et de l'offrir au monde.
Pour dire l'avenir, il suffit de suivre le cours d'un destin connu, l'inéluctable intrigue d'un vieux récit, le tragique d'un archétype. Si vous rencontrez un Icare, vous savez qu'un jour ou l’autre, il tombera, il tombera, si vous vous endormez auprès de Dr Jekill, vous savez que vous courez le risque de vous réveiller, le lendemain matin, aux côtés de M. Hyde. Et si vous rencontrer une Électre, vous savez qu'elle tuera sa mère, ou la mère qui l'habite. (p. 69-70)