À la mention de son nom complet, Cadel se raidit. Jedrek lui-même l’ignorait. Il avait tout fait pour le laisser derrière lui lorsqu’il avait quitté sa maison dans le sud de Caerisse, seize ans plus tôt, jusqu’à organiser sa propre mort et laisser croire à sa famille qu’il était parti pour le Royaume du Dessous. Un assassin ne pouvait se permettre d’avoir un passé ou un nom, surtout un dont on pouvait retrouver la trace. Il l’avait donc effacé. Jusqu’à ce jour, il avait été certain d’y être parvenu.
L’esprit est le premier à vieillir mais le dernier à mûrir.
Les rois livrent leurs guerres, et les marchands leurs marchandises.
C’était une chose d’être prudent ; c’en était une autre que de se laisser guider par la peur. C’était aussi dangereux que de ne prendre aucune précaution. Était-il possible d’attirer l’attention par un excès de discrétion ?
L’esprit est le premier à vieillir mais le dernier à mûrir.

Et voilà, c'était de nouveau là, dans ses yeux, dans la terreur qu'il sentait, comme une vague orageuse, envahir brusquement son esprit. Elle aimait encore cet homme. Elle l'avait séduit, obéïssant à ses instructions, pour le mouvement. Elle avait envoyé des assassins à deux reprises à ses trousses, mais elle l'aimait encore. Il aurait dû s'y attendre. Séduire était un art délicat, elle était encore jeune. S'il ajoutait à cela le fait qu'elle portait son enfant, il aurait été surpris qu'elle n'éprouvât rien pour lui. Mais elle servait le Tisserand et son mouvement. Elle serait un jour sa reine. Qu'elle pût nourrir une telle passion pour ce Glaneur, qu'elle désirât surtout la lui cacher, rendait suspects tous les actes qu'elle accomplissait en son nom et tout ce qu'elle lui racontait depuis des cycles. La rage et la jalousie l'embrasèrent avec la violence d'un feu Qirsi. Elle méritait de souffrir. Si elle n'avait pas été enceinte, il l'aurait punie. Sans l'enfant qu'elle portait, il l'aurait même châtiée avec plaisir.
La justice, disait un proverbe, est à la fois prompte et patiente, aussi bienfaitrice que cruelle, aussi équitable que tyrannique.
Un vieux proverbe qirsi disait : « Le traître avance toujours en solitaire. » Comme il fallait s’y attendre, Carthach, haï par les siens, ne fut jamais véritablement accepté parmi les Eandi. Ils lui donnèrent or et asile, ainsi qu’ils s’y étaient engagés, mais il vécut le reste de sa vie en exilé, sans amis, sans amour et dans le mépris le plus total.
- Je ne sais plus que croire. Qu’est-ce qui te semble le plus probable : que deux Tisserands soient en lice pour les Terres du Devant ou qu’un seul, le nôtre, tire les ficelles des deux côtés ?
Yaella prit le temps de réfléchir. Aucune de ces deux hypothèses ne tenait franchement debout, toutes les deux lui paraissaient vaguement possible.
- Que devons-nous faire ?
- Je ne sais pas. Je n’ai pas envie de courir le risque d’en parler au Tisserand mais, s’il a un concurrent, il devrait en être informé.
- A toi l’honneur, fit-elle.
- Lâche, répondit-il en souriant.
Elle avait l'impression d'être une flamme, une lumière. Voilà, avait-elle depuis longtemps décidé, ce que signifiait être qirsi. Les eandi regardaient son peuple et ne voyaient que des yeux jaunes et des cheveux blancs, des peaux pâles et des corps frêles. Il n'en était rien. Le don de lire le futur, celui de créer une flamme dans le creux de sa main, l'art de faire sortir un brouillard de terre, ou de façonner la matière, tel était le sens, profond et véritable, de la vie d'un qirsi.