IIlska, Le Mal, Eirikur Orn Norddahl, trad. de l'islandais par Eric Bouty
On annonce en E. O.Norddahl un futur très grand écrivain. De plus, la littérature islandaise est en plein boom. Il faut lire Illska.
Le rythme est allègre, l'écriture est drôle et décalée. C'est engageant pour le cours de la lecture d'un livre de presque six cents pages. Le décalage détend, quand il faut parler d'horreurs, et il faut qu'on comprenne bien celui qui parle (vous allez croire que ces écrits visent à absoudre les actes des nazis, or on ne badine pas avec le politiquement correct et me voici déjà en train de m'excuser). On croit réentendre les critiques adressées à La Vie est belle traitée avec légèreté, et on se demande aussi si cette précision n'est pas là pour faire ressortir davantage l'indifférence à l'humain.
Car le sujet est chargé de tension. On parlera de l'Holocauste, ou de la Shoah, La Catastrophe pour les Juifs. Seulement eux? "Nous sommes morts avec vous. Et avec vous, nous continuons de mourir."
Mais on n'oubliera pas les Musulmans, les Tziganes, les communistes, les handicapés. Qui "on"? Le narrateur, et deux de ses personnages, une jeune femme islandaise Agnès originaire, alias Agné, de Lituanie, d'ascendance juive, et à l'histoire familiale tragique, et un jeune (pur) Islandais, néonazi cultivé, quasi nain et cependant attirant, et très librement entreprenant, Arnor. Dans une moindre mesure, un jeune Islandais, "mou", irrésolu, étudiant malgré lui sa langue, Omar, qui vit en couple avec Agnès, et épouse donc ses préoccupations, et enfin le lecteur que le narrateur emmène, avec détermination et ruse dans son récit ( Agnès rêve qu'Arnor a une croix gammée tatouée sur son sexe, le narrateur interrompt le rêve et les conséquences de celui-ci: "Mais nous parlions des nazis."; des phrases reviennent aussi frappant comme des coups de massue: est-ce que ça aussi, nous l'aurions déjà mentionné? pour qu'on mesure l'importance du fait). Agnès, qui rédige une thèse sur l'extrême droite et les populistes dans les partis politiques d'aujourd'hui, tête et coeur obsédés, et sans doute le narrateur s'inquiètent que les partis nationalistes progressent et constatent que l'Islande, qui se dit ni raciste ni xénophobe, a l'âme nationale, et que les Islandais commettent aussi des crimes nazis. Il s'agit que les Islandais, et le reste des gens, lecteurs ou non, aient un regard ouvert et profond.
Deux autorités sont convoquées: Adorno qui a déclaré qu'on ne pouvait plus écrire de poésie après Auschwitz, et Lévi qui a dit que nous avions le devoir de ne jamais comprendre l'Holocauste.
Comment donc Norddahl s'y prend-il pour nous parler du Mal? Celui qui nous prive d'humanité, soit qu'on le fasse, soit qu'on le subisse. Il imbrique deux histoires, la petite et celle qui porte une majuscule. Deux jeunes gens qui se sentent vides se mettent ensemble, mais la fille tombe sous la fascination d'un néonazi . Sa thèse piétine, parce qu'elle a peur d'écrire en se laissant dominer par la colère. Elle est enceinte, ne sait qui est le père. L'enfant naît. Omar assume le rôle de père, conduit sa petite famille en Lituanie pour que son amie puisse reprendre sa thèse, est amené à s'interroger sur les anciennes absences de sa compagne, devient comme fou, met le feu accidentellement à leur maison, et s'enfuit. Son errance a pourtant une ligne directrice, il va là où sont passés les nazis. On le retrouve portant un tee-shirt à l'effigie d'Hitler. Il finit son errance en Lituanie où elle, qui a vécu comme elle a pu, le rejoint. On ne saura pas qui est le père, bien que l'enfant apprenne très rapidement l'allemand, l'enfant, qu'on interpellera par le pronom "tu", et qui occupera une place (trop)importante et dans le livre parce qu'il aura à découvrir que la vie n'est pas si belle que ça, ou qu'il représente l'avenir.
La Lituanie est un lieu d'arrivée mais aussi un lieu de départ -les parents d'Agnès en sont partis pour s'établir en Islande, premier pays à avoir reconnu l'indépendance des pays baltes, après un séjour en Israël qu'ils ont quitté à cause de l'OLP, la colonisation, Gaza; ses arrière-grands-parents, un couple juif, et un couple communiste, y ont vécu et y sont morts. C'est leur histoire qui sera contée, histoire de sang, d'humiliation, de folie, de désespoir, de culpabilité, de quasi-fratricide, d'idéologie, d'inhumanité et d'humanité -des scènes folles de tuerie. Du sang partout, des morceaux de cervelle, des tendons, des veines, des muscles. Personne ne s'en souciait, et le soir le meurtrier joue de l'accordéon au milieu de ce champ de bataille à vomir.". Et qui mettra en cause les nazis allemands qui ont donné les ordres, les Lituaniens qui étaient miliciens, déshumanisés par une idéologie à défendre ou par la folie d'un pouvoir à exercer, les habitants qui ont laissé faire, les lécheurs de bottes des nazis, les Soviétiques qui ont assassiné des enfants, les Juifs eux-mêmes qui n'ont rien tenté pour se défendre, et tous ceux qui aujourd'hui haussent les épaules, parce qu'on ne change pas le monde en haussant les épaules. Et le pire, c'est que les nazis espéraient l'avènement d'un monde meilleur, qu'Arnor fascine parce qu'il conçoit de l'espoir en un avenir meilleur: l'être humain avait au fond de lui toutes les ressources pour tendre vers le sublime; il suffisait qu'il renonce à l'hypocrisie et à la bêtise; il pourrait ainsi devenir humain" et certains Islandais sont fiers d'eux parce qu'ils sont mieux que les Aryens, les filles sont belles et les hommes sont forts. Des preuves d'hypocrisie?: Ici, on ne parle de l'Holocauste que pour vendre des livres. Les Européens ne pouvant plus exprimer leur antisémitisme naturel, ils le déguisent sous des prétextes humanitaires, de la même manière que la droite conservatrice devient féministe dans son discours sur l'Islam. Les élèves islandais apprennent le danois de longues années, réussissent leurs examens en cette matière, et sont incapables de parler la langue. Omar accepte un boulot qui l'ennuie, relatif à la pureté de la langue. Au lieu d'études de lettres qui font lire, on apprend des choses fastidieuses sur la grammaire de la langue. L'université est sérieusement égratignée.
Agnès est marquée par l'histoire de ses aïeux, Omar par l'instabilité sentimentale de ses parents, Arnor par son enfance esseulée, marquée par les Figures Tutélaires et la bande éponyme qu'il dirigera aura pour mission de défendre la patrie contre les attaques de l'hégémonie américaine et tous les autres périls venant de l'étrange, et son adolescence nourrie à Imperium.
Et si l'amour était le chemin vers le Bien? En effet les SS sont toujours malheureux, défigurés, jamais contents, jamais heureux et jamais satisfaits du moindre moment, mais toujours apeurés et haineux: défigurés. N'est-il pas écrit dans le Talmud, Vous ne voyez pas le monde tel qu'il est. Vous le voyez tel que vous êtes. C'est peut-être pour cela que le narrateur parle du caca sale et odorant des adultes, de sexe volé et Omar est une fois violé, une autre violeur, d'Agnès dans les cabinets sans que la porte soit fermée, de femmes qui se battent et l'une perd un oeil, des Juifs obligés de se frapper entre eux, d'un arrière-grand-père (le communiste) qui doit tuer, sur l'ordre de ses propres fils, l'autre arrière- grand-père, et il espère qu'il sera déjà mort. Arnor meurt on ne sait comment, Agnès a mention très bien à sa thèse, Omar parle comme il le veut de sa langue, et l'enfant, fils aimé de ses parents mariés et unis, grandit. En humanité?
Le lecteur est sonné à la fin du livre. Mais il a réfléchi. Et donc tendu vers le sublime?
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