Emily Chain

C’était la première fois qu’on me parlait comme à une autre personne lambda. Il me donnait la sensation d’avoir comme tout le monde un avenir. Il me montrait que j’existais encore, que je n’étais pas transparente.

Chacun, parce qu'il pense, est seul responsable de la sagesse ou de la folie de sa vie, c'est-à-dire de sa destinée.

Platon

- Elles sont ravissantes, comme leur mère.
La voix roucoulante du nouvel arrivant m’exaspère. Draguer une femme, sûrement épouse, entourée de ses enfants… Certes, cette belle rousse aux cheveux ondulés est l’incarnation de nombreux désirs masculins, mais tout de même.
- Merci.
Le ton froid de cette dernière me déclenche un petit rire satisfait.
L’ascenseur s’arrête une nouvelle fois. La famille sort en trombe et je vérifie l’étage. Deuxième. Encore un.
Je ne prête pas attention au dragueur, jusqu’au moment où je me sens observée.
La première chose que je constate, c’est qu’il porte une blouse blanche. Ma tension monte. Serait-ce un de mes professeurs de cette année ? Un de ceux qui pourraient m’apprendre à sauver des…
Mes pensées s’arrêtent quand mon regard remonte son torse.
Ses dents, blanches et parfaites, me liquéfient.
- Une aussi belle compagnie pour un ascenseur… murmure-t-il en scannant mon corps de haut en bas.
Je suis pétrifiée. Mes cils clignent plusieurs fois pour être sûrs de bien voir ce que j’ai sous les yeux.
- Vous…
- Oui ? me coupe-t-il en se rapprochant de moi.
Ses yeux sont bleus… Moi qui n’arrivais pas à me les imaginer depuis plusieurs semaines. Sa barbe est un peu plus courte que lors de notre première rencontre. Son eau de Cologne est identique. Je referme la bouche en me rendant compte que je bave devant lui.
- Rien, rien.
Son attitude me laisse penser qu’il ne se souvient pas de moi. Sûrement l’alcool.

Parfois nous n’avons besoin que d’un instant, d’une fraction de seconde malheureuse pour perdre nos repères et une autre pour tout reprendre.

La vie est faite ainsi. Si tu arrives à prendre dans chaque personne rencontrée ce qui t'as permis d'avancer dans la vie, en bon ou en mauvais, tu comprendras à quel point chaque être humain peut t'aider. D'une certaine manière, des personnes te briseront un peu pour mieux te reconstruire et d'autres simplement t'aimeront pour te révéler au monde.

Mon visage avait dû également rougir. Des réactions immatures et incontrôlables en somme. Si rafraîchissantes, et que toute autre jeune femme aurait eu face à une si jolie flatterie venant d’un bel homme. Il avait paru fier de son effet, car il m’avait décoché un magnifique sourire, qui m’avait fait pouffer littéralement. J’avais tenté vainement de freiner le roulis de mon fauteuil, mais mon père mettait toutes ses forces à me faire avancer.
Il avait dû apercevoir avant moi le clin d’œil complice de Marc et s’était senti obligé d’en rajouter un peu. — Ce n’est absolument pas professionnel. Que va-t-il mettre dans la tête de notre fille ?
Dans l’inattendue, il se passe parfois plusieurs belles choses. Comme une suite imprévisible de petits bonheurs attirés par les autres.

La magie de l’avenir réside dans le fait d’être complètement incapable de prédire ce qu’il nous réserve. On peut devenir millionnaire, parent ou amoureux du jour au lendemain, sans rien avoir à demander. Tel le petit miracle de la vie, ces joies sont pures et intenses.

Peut-être qu’attendre n’est pas la meilleure stratégie quand on veut vivre. Il y a un temps pour tout, sauf pour mourir. Et quand celui-là s’en mêle, on comprend que la peur qui provient du regard des autres, des normes, des doutes… s’annihile face à la mort. Nous n’avons pas peur de mourir, nous sommes terrifiés de ne plus avoir peur. Qu’est-ce qu’une vie sans barrière ? Un saut dans le vide sans parachute ? Au moment où la peur n’existe plus, ou une complète certitude nous envahit, c’est que la mort n’est pas loin. Que notre esprit s’interdit de ne pas vivre plus. Il s’autorise à sauter sans préavis, à parler sans réfléchir… Face à la mort, notre vie devient complète.

Parfois, j’avais peur d’imaginer les scènes qui se passaient devant mes yeux, de voir et d’entendre ce qui m’arrangeait, au lieu de la triste réalité. C’est aussi pour ça que je ne parlais plus, de peur d’être complètement à côté de la plaque…dans mon monde. Mais au lieu de se lever et de partir, il se contenta de soupirer en secouant la tête. — Je ne te demande pas ce que tu as, mais ton histoire, recommença-t-il en plongeant ses yeux dans les miens. J’avouai être soulagée qu’il ne parte pas en courant. Mais mal à l’aise, je dus même baisser le regard pour arriver à lui répondre.

On met toujours nos parents sur un piédestal. On défend leur comportement, leur gentillesse, leurs défauts et leur passé face à nos camarades d’école. Et un jour, on se rend compte qu’ils ne sont pas du tout ce qu’ils auraient dû être. Ils ne correspondent pas à l’image qu’on a véhiculée d’eux, on tombe des nues en comprenant que les autres avaient raison. J’avais toujours cru qu’ils tendraient la main à quelqu’un dans le besoin. Sauf qu’ils étaient à l’opposé. Mal à l’aise, hypocrites, ils regardaient leur fille comme une personne inférieure.