Septembre 2020. Pour la première fois depuis plus de trente ans, la rentrée des classes se fera sans le professeur Mittelmann. Pour lui, la retraite a sonné, c'est l'heure du bilan sur son métier
et sur sa vie.Roman sur l'usure du temps et le vieillissement, avec une plume drôle et grinçante, Eric Bonnargent raconte le désenchantement contemporain.
Préface de Antoni Casas Ros
La chair sous les masques. Ces écrivains travaillent en-deçà de la peau du monde et des êtres. Ils incisent les surfaces lisses de la réalité objective, de l'ordre, de ce que nous osons appeler "démocratie" qui n'est qu'un vaste mensonge partagé par les masques sans regard.
(...) la littérature la plus profonde détruit toute illusion pour nous faire toucher les nerfs, le sang et l'os de la beauté et de sa soeur siamoise, l'horreur.
(...) L'écrivain est celui qui résiste jusqu'au bout, par le mot, le silence, la virgule ou le point final.
Aujourd’hui, cela n’a toutefois plus beaucoup d’importance. Je viens de fêter mes quatre-vingt-cinq ans, une nouvelle page se tourne et le livre de ma vie va bientôt se refermer. Je suis serein : j’ai lu, j’ai vécu. Le crématorium dispersera dans le ciel l’insignifiance de mon être. Mais que vas-tu devenir quand je ne serai plus là pour veiller sur toi ? Mon expert-comptable de fils n’aura que faire de toi et, dans l’espoir d’obtenir quelques billets, te refourguera sans doute à un bouquiniste qui, lorsqu’il se rendra compte qu’étant tout annotés tes livres sont invendables, te balancera tout entière dans un container. Le soir venu, tu seras transportée à l’usine de collecte des déchets de Saint-Jean-de-Folleville où tu finiras dans le grand incinérateur. J’espère alors que dans le vide sidéral quelques-uns de nos atomes s’accrocheront les uns aux autres. Nous serons alors réunis pour l’éternité.
Pour la plus part des gens qui confondent la valeur et le prix, les livres n'en ont aucune, ils ne sont que des bouquins, de simples assemblages de papier que l'on peut se procurer pour quelques euros sur les étals des bouquinistes au début de l'été afin de tuer le temps à la plage ou au camping et à la rentrée, s’ils sont au programme du cours de français des mioches. C'est pourtant dans les bibliothèques, entre premières et quatrièmes de couverture, que se cachent les plus grandes merveilles de l'intelligence, les fiat lux des plus grands esprits à travers les âges.

Pourtant, Javert… Quel personnage exotique pour un Latino-Américain ! Tout jeune, je me suis identifié à Javert: comme lui, j’étais d’ascendance modeste, et comme lui, j’avais le sentiment d’être exclu d’un monde qui ne me correspondait pas. « Il remarqua, écrit Hugo à son propos, que la société maintient en dehors d’elle deux classes d’hommes, ceux qui l’attaquent et ceux qui la gardent; il n’avait de choix qu’entre ces deux classes. » Si je suis entré dans la police, c’est, certes, par esprit d’indépendance, comme je vous l’ai écrit, mais surtout grâce à Javert, dont je partageais l’idéalisme. Je voulais me faire, moi aussi, « le chauffeur de l’ordre », « le mécanicien de l’autorité ». La tragédie de ce grand flic est d’avoir eu une vision trop romantique, trop manichéenne de l’humanité. Jean Valjean lui a fait comprendre que les méchants pouvaient devenir bons, et son monde s’est écroulé. Et il a eu le courage de se suicider.
Le constat était sans appel : les profs étaient des hommes comme les autres, qui, sitôt leurs études terminées, cessaient de se cultiver. Ils ne feraient qu’enseigner ce qu’il leur restait de l’enseignement qu’eux-mêmes avaient reçu.
Ce midi, j’ai déjeuné avec Chaparro, dans le restaurant toujours aussi vide de l’hôtel. En mangeant nos oeufs rancheros, je l’ai aussi questionné à propos d’une résidence, d’une institution ou d’un endroit de ce genre, qui logerait des écrivains, mais lui non plus n’en savait rien. Le drame de cette ville, dit-il, est qu’elle est mieux connue des lecteurs de thrillers que des lecteurs de journaux… Pour la plupart des Occidentaux, Ciudad Juárez est une ville fictive.
Pourtant, Javert… Quel personnage exotique pour un Latino-Américain ! Tout jeune, je me suis identifié à Javert: comme lui, j’étais d’ascendance modeste, et comme lui, j’avais le sentiment d’être exclu d’un monde qui ne me correspondait pas. « Il remarqua, écrit Hugo à son propos, que la société maintient en dehors d’elle deux classes d’hommes, ceux qui l’attaquent et ceux qui la gardent; il n’avait de choix qu’entre ces deux classes. »

Alors que nous discutions des modalités de l’affaire, mes yeux commençant à s’habituer à la pénombre, j’ai deviné un visage atrocement mutilé. Il a allumé une petite lampe et a observé ma réaction. Je suis resté impassible mais, croyez-moi si vous le pouvez, jamais je n’avais vu d’humain aussi défiguré de ma vie, même lors de mon incarcération au Chili. Les chairs burinées, striées de boursouflures blanches, variaient du rose au rouge vif. Et puis, sans que j’aie demandé quoi que ce soit, il m’a raconté que, membre actif du MIR (Movimiento de Izquierda Revolucionaria), il avait été arrêté et torturé par la police politique en septembre 1973. Une nuit, ses bourreaux lui avaient versé sur la tête l’huile bouillante de la friteuse dont ils se servaient pour préparer les empanadas. Non, cher monsieur Kauffmann, les armées fascistes n’ont pas toutes été vaincues au printemps 1945, elles ont continué à opérer dans toute l’Amérique latine jusque dans les années 1990. Aujourd’hui, elles sont inactives, mais prêtes à ressurgir.
Lorsque je suis invité quelque part, la première chose que je regarde est la bibliothèque de mes hôtes. Sa corpulence ou sa maigreur, sa banalité ou son originalité me permettent d’évaluer la curiosité intellectuelle, l’ouverture d’esprit et le degré de tolérance des maîtres de maison.
La lecture constitue un refuge, un moyen d’échapper au réel et de le nier. On vit ou on lit. Le temps de la lecture est parallèle à celui de la marche de la société : quand on lit, on ne travaille pas, on n’agit pas ; lire installe le lecteur en état de suspension, en décalage par rapport au monde et constitue une activité la plupart du temps solitaire, asociale. Elle exige en outre une telle concentration qu’il est impossible au lecteur de s’intéresser à ce qui l’entoure. S’il a bien besoin de ses yeux pour parcourir les lignes, il doit faire abstraction des ses autres sens et, selon les mots de Gabriel Josipovic, « permettre au silence d’entourer [sa] lecture ».