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Citations de Estelle-Sarah Bulle (273)


C'était le temps où nous regardions Dallas chaque samedi soir. Il n'y avait pratiquement aucun Noir à la télévision française, et absolument aucune Noire. Mais parfois, nous apercevions Sidney Poitier ou Ray Charles que ma mère adorait, des hommes bourrés de talent et sûrs d'eux, classieux, infiniment plus glamour que les Antillais que nous connaissions. Ils nous rendaient fiers, d'une fierté tout artificielle.

Page 94, Liana Levi, 2018.
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Hilaire traitait ses enfants comme il traitait ses animaux : un verre de tendresse, un seau d'autorité et un baril de « débrouyé zôt' ». Dans ce désert du bout du bourg, il n'y avait que nous et les boeufs. A une demi-heure à pied, sur le chemin principal qu'on ne pouvait pas appeler route, même avec les critères de l'époque, Morne-Galant somnolait, ramassé sur lui-même. Encore aujourd'hui, les Guadeloupéens disent de Morne-Galant: « Cé la chyen kajapé pa ké. » Je te le traduis puisque ton père ne t'a jamais parlé créole : « C'est là où les chiens aboient par la queue. »

Pages 9-10, Liana Levi, 2018.
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Les Antillais et les Noirs américains partageaient une même expérience minoritaire et une part d'histoire commune, mais la France et les États-Unis ne modelaient pas du tout les individus de la même façon. Il y avait indéniablement moins de violence à subir en France mais en revanche, les Antillais n'avaient aucun modèle auquel s'identifier.
Quel héros aurions-nous pu avoir ? Gaston Monnerville ? Absent de la mémoire nationale, lui qui dirigea dix ans le Sénat et faillit être président. Louis Delgrès ? Rappel cinglant que la Révolution a rapidement trahi ses propres valeurs. Camille Mortenol ? Relégué dans la poussière des siècles malgré sa force et son courage. Gerty Archimède ? Trop femme et trop communiste pour être célébrée. Quelques écrivains et sportifs noirs apparaissaient de temps en temps à la télé, très peu. Aucun chef d'entreprise n'avait cette couleur de peau, aucun banquier, aucun « capitaine d'industrie », aucun trader, aucun chercheur, aucun président d'université, aucune « figure du grand banditisme », aucun évêque, aucun directeur d'une prestigieuse institution culturelle. Nous étions pourtant à l'affût; c'était devenu un réflexe. Quand on apercevait un Noir à la télévision française, on s'exclamait en riant: « Qu'est-ce qu'il fait perdu là, celui-là ? » La France se renvoyait à elle-même l'image d'un peuple lisse, sans spécificités ethniques. Au cours de ces années quatre-vingt, la notion d'égalité des chances commençait sérieusement à perdre de sa force, notamment face aux réalités vécues par les premières générations d'enfants d'immigrés, nés en France, diplômés, chômeurs. Mon père défilait de Nation à République contre les privatisations des banques, des usines automobiles, du téléphone et de la télévision. Partout, l'État se retirait comme une vague sur la grève. Heureusement, Yannick Noah avait gagné Roland Garros, ce qui nous remontait le moral. Les Antillais persistaient à vouloir s'intégrer au paysage national et même à célébrer avec ferveur les valeurs de la patrie, mais nous sentions bien que quelque chose n'était pas en accord avec les promesses de la République.

Pages 94-95, Liana Levi, 2018.
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Tu dis que chez les Antillais, il n’y a pas de solidarité. Mais si tu mets dix personnes dans une salle d’attente, tu crois qu’ils vont finir par former une grande et belle famille ? La Guadeloupe, c’est comme une salle d’attente où on a fourré des Nègres qui n’avaient rien à faire ensemble. Ces Nègres ne savent pas trop où se mettre, ils attendent l’arrivée du Blanc ou ils cherchent la sortie.
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Tu ne voyais jamais un grand patron noir, malgré toute la vieille citoyenneté française qu’on nous avait donné à ronger depuis des siècles, et c’était peut-être tant mieux, parce qu’il n’y a rien de plus terrible qu’un chien créole qui se gonfle le poil pour se faire passer pour un loup. 
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Saute encore vingt ans, et alors là ça a été la goinfrerie, la grande fête à Lafarge, qui s’était installé au port*sur ordre de de Gaulle pour cimenter sur place. Dans les années soixante-dix, toutes les maisons se mirent à arborer des piliers avec des barres de fer griffant le ciel comme des promesses : c’était l’étage à venir de la maison pour les enfants. Et comme ce n’était jamais fini, on attendait pour peindre. Le béton grisaillait partout sous le soleil. Même au fin fond de la campagne, tu dirais dans les Grands Fonds, ça bétonnait, bétonnait, c’était comme une démangeaison de faire comme La-France.
*Point-à-Pitre,Guadeloupe
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Conserver est un réflexe de gens bien nés, soucieux de transmettre, de génération en génération, la trace lumineuse de leur lignée.
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Je peux te raconter, moi aussi, ce que c'était la Guadeloupe. Quelques éblouissements, et puis rien que des blessures.
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Hilaire traitait ses enfants comme il traitait ses animaux : un verre de tendresse, un seau d'autorité et un baril de " débrouyé zôt".
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Je dirais qu’en métropole, nous sommes devenus noirs vers 1980, à partir du moment où avoir du boulot n’est plus allé de soi. Avant ça, le plein-emploi et la jeunesse soudaient les gens, ceux qui n’avaient pas grand chose, dans une même vigueur et des rêves communs. Bien sûr que le racisme existait, mais pas suffisamment pour gâcher la fête.
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[De Gaulle ] n'a pas eu un mot pour notre dissidence. Et quand il a fait son Conseil national de la Resistance, est-ce que tu as vu un seul Nègre consulté là-dedans ? Rien du tout, c'est comme si la traversée en barque par une nuit venteuse, depuis la Guadeloupe jusqu'à la Dominique, sous les feux de la marine vichyste, ça ne valait pas le sabotage d'un train entre Valence et Grenoble.
Donc, Yvonne de Gaulle, dans son petit cadre doré sur la malle de man Dédé, j'avais l'impression qu'elle me regardait de haut.
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Ce poulet m'appelait depuis que je l'avais dans mon cabas et tout le temps que j'ai mis à remonter la rue, il m'ordonnait de le préparer avec respect. Depuis, le réfrigérateur , il me faisait comprendre qu'il était pressé. Donc, à peine sortie du lit, encore en chemise de nuit, je l'ai saisi et j'ai commencé à le découper près de la fenêtre de la cuisine.
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", dis-moi, tu sais ce qui arrive tôt ou tard, quand on parle à un homme ?
-Pour l’instant j’ai rien à craindre, j’ai pas eu mes règles."
À l’époque, nous n’étions pas dégourdies comme les filles de maintenant. Nous étions bêtes. Il fallait l’être, ou jouer à l’être, pour avoir bonne réputation. Tout ce qui touchait au sexe était parole d’hommes éméchés qu’on entendait les soirs de bal et qu’on ne devait jamais répéter. Quand Lucinde a eu ses règles, une voisine lui a dit en pointant sur elle un doigt menaçant : « À partir de maintenant, si tu parles à un homme, tu tombes enceinte ! » Au début, elle en a été terrifiée. Elle s’enfuyait comme un lapin si un gars se pointait à l’horizon. Jusqu’à ce qu’on comprenne que c’était tout bitin an kouyonad’.
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Je n’ai jamais compris comment il pouvait à ce point avoir un cœur à deux vitesses : c’était toujours oui pour eux, et toujours non pour nous, ses enfants. Si bien qu’il nous arrivait d’avoir faim pendant qu’il allait en ville acheter une paire de chaussures à l’un de ses neveux.
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D'un côté, on jaugeait mon corps comme une marchandise prometteuse, de l'autre, je n'avais pas intérêt à sourire à un inconnu. Ainsi j'ai vite compris que la réalité avait toujours une face double.
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Je suis donc venue la première et ils m'ont donné un nom de baptême : Apollone. Mais mon nom de savane, c'est le nom que tu connais : Antoine. Chez nous, on donne un prénom de baptême, mais on n'utilise que le nom de savane pour embrouiller les mauvais esprits.
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Tout le faubourg déménageait.
C'était à cause du grand programme de reconstruction qui avait été dessiné par les autorités, juste après la première visite du général de Gaulle, en 1960. Ça avait commencé avec la cité Henri IV, un endroit bizarre où de grands cubes de béton sortaient de terre, pour loger cent familles à la fois. On aurait dit qu'on voulait empiler les gens, mais sans plus leur laisser de chemins pour divaguer, de jardins où planter trois ignames, ni de places secrètes où se retrouver. Plus de cuisine à l'air libre. Plus de terre sous les pieds. Qu'est ce que ça allait donner?
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C'était une solitude ensemble, comme deux gouttes d'huile dans une calebasse remplie d'eau. (p. 160)
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La nuit n'est pas menteuse comme le jour.
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Pourquoi tu crois que les hommes et les femmes se dépêchent d'aller dans leur jardin ? Même ceux qui habitent l'en-ville, dès qu'ils peuvent se réserver un bout de terre hors des murs. parce que dans le sol où tout pousse si facilement, on enterre nos soucis. Tous les tracas du jour. Et puis on dialogue avec les ancêtres qui bêchaient la terre avant nous.
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