Trois voyages dans l'Histoire
Un véhicule de police passa devant nous, et un homme en uniforme de style milice soviétique tenta de jeter un œil dans notre voiture. Pour une raison obscure, je retins mon souffle, ce dont j’eus honte une seconde plus tard. Était-ce rapide à ce point ? Était-ce si facile de se laisser intimider ? De renoncer à toutes ses convictions sous prétexte que l’on se trouvait dans un lieu où elles n’avaient plus cours, voire étaient réprouvées ou proscrites ? Était-ce le mécanisme naturel dans un Etat qui réécrivait sa propre histoire, où l’on faisait passer des mensonges pour des vérités et la vérité pour un mensonge ?
La seule personne à posséder encore un minimum de morale et à se battre contre les ténèbres de l’inhumanité en a elle-même été victime. «Inhumanité» - ce mot, je ne l’utilise même plus. Qu’est-ce qui est inhumain, au fond ? Est-ce que faire des choses inhumaines n’est pas ce qu’il y a de plus humain ?
Crois-tu avoir été libre une seule seconde dans ta vie ? Crois-tu qu’il existe sur cette planète un Russe qui soit libre ? Qui l’ait jamais été ? Notre liberté s’achète au prix de l’invisibilité et du silence, et elle mène tout droit aux camps de travail ou, dans le meilleur des cas, dans une cellule de neuf mètres carrés.
Aujourd’hui, il se trouvait d’une naïveté presque enfantine de s’être ainsi cramponné à l’illusion de la justice. La vie, ou ce qu’il en restait le matin où il était sorti de la grange, à l’aube naissante, dans l’air cristallin des montagnes, sous les rayons du soleil éblouissant, était devenue bien plus tolérable le jour où il avait décidé que la morale, en tant que phénomène civilisationnel, était caduque.
- Ce bien que tu as sans arrêt à la bouche, Ada, c’est une chose qu’il faut d’abord pouvoir se permettre. Crois-tu que tu serais aussi altruiste et généreuse si tu n’avais rien à manger ? Si tu devais te battre pour survivre? Je ne crois pas que les gens de ce soir soient pires ou meilleurs que ceux auxquels sont destinés les dons. Pas même moins bons que ces enfants dont tu m’as fait financer l’école. Non, je ne vois pas les choses comme ça. Chacun est à la fois bon et mauvais, à la fois sincère et hypocrite, ce sont simplement des concepts qui ont été inventés pour mieux brider et contrôler les hommes, que ce soit dans le domaine social, religieux ou politique. Ils permettent de manipuler les autres, ils sont malléables en fonction du contexte et de l’époque.
Parfois, la lumière n'est qu'une couverture pour les ténèbres.
Il regrettait qu'elle n'ait pas gardé en elle le socialisme de son enfance. Elle l'écoutait en se disant que c'était vraiment dommage qu'il n'ait pas vécu quelques mois dans les ruines du soviétisme réel, privé de chauffage et d'électricité, sans ses festivals de musique, ses chichas et ses burgers adorés. Elle l'imaginait en train de mâcher des chewing-gums à la résine au lieu de Toffifee pour doper sa glycémie après avoir fumé. En train de franchir trois barrages sous surveillance militaire, des colonnes de chars et une armé de kalachnikovs pour aller voir ses amis.
Un véhicule de police passa devant nous, et un homme en uniforme de style milice soviétique tenta de jeter un œil dans notre voiture. Pour une raison obscure, je retins mon souffle, ce dont j’eus honte une seconde plus tard. Était-ce rapide à ce point ? Était-ce si facile de se laisser intimider ? De renoncer à toutes ses convictions sous prétexte que l’on se trouvait dans un lieu où elles n’avaient plus cours, voire étaient réprouvées ou proscrites ? Était-ce le mécanisme naturel dans un État qui réécrivait sa propre histoire, où l’on faisait passer des mensonges pour la vérité et la vérité pour un mensonge ?
Est-ce que faire des choses inhumaines n'est pas ce qu'il y a de plus humain ?
Elle le dévisageait de ses yeux ronds écarquillés qui le transportaient toujours en bord de mer, là où l'eau troquait son beau bleu contre la couleur menaçante des abysses, où les profondeurs l'appelaient, comme si le chant des sirènes venait lui chatouiller les oreilles pour l'inviter à plonger en lui-même, à se perdre dans ses pensées.