
Oui, Mîme m’avait parlé de la civilisation. Il m’avait décrit les
siens, il m’avait parlé de sa cité. Le Royaume des Brumes, creusé
dans les entrailles d’une montagne, avec ses minuscules maisons de
pierre taillées à même la roche, où brillaient doucement les
lampions des Nibelungen, artisans dans l’âme qui travaillaient nuit
et jour au son des enclumes et des forges.
Le Royaume des Brumes, pudiquement drapé dans ses volutes
de fumée ambrée, où reposaient les secrets et les trésors les plus
fabuleux que puisse receler ce monde encore jeune.
Puis le Royaume avait sombré.
Mîme m’avait conté leur fuite, son exil.
Il m’avait parlé de tout cela tandis qu’il rampait péniblement
dans son vomi, après avoir ingurgité quelques flasques de cette
gnôle qu’il confectionnait pour son usage exclusif.
— Le Dragon ! Fafnir ! Le Dragon… balbutiait-il, le regard
vitreux.
— Quel Dragon ? m’étais-je aventuré à lui demander – chose
exceptionnelle.
— La honte des Nibelungen. Le Trésor. La honte… l’héritage de
Nibelheim ! avait-il braillé, s’étouffant de colère.
C’est tout ce que j’avais pu en tirer, ce soir-là. Il avait fini par
s’écrouler dans ses déjections, sombrant dans un sommeil proche
de la mort de longues heures durant.
Je me souviens avoir ravivé le feu pour conserver la chaleur en
mon absence, puis être sorti.
- Pourquoi ? Mais pour te punir, voyons.
Il avait prononcé cette dernière phrase avec un certaine
douceur, pour la première fois. Un soupçon de pitié, peut-être ?
Il me prit délicatement le cigarillo des mains, et entrepris de le fumer.
- Me punir, moi ? Mais... me punir de quoi ?
- Te punir, toi, et les autres avant toi. Me punir, moi, aussi...
s'il parvient à me mettre la main dessus, ricana-t-il.
Effacée, la douceur entraperçue précédemment. Envolé, l'élan de pitié fugace.
Le reptile tapi dans sa voix était de retour, ondulant dans son regard, sifflant les mots entre ses dents, son venin luisant sur ses lèvres ourlées en un sourire mauvais.
- Nous punir d'avoir transformé le monde.
Il ne faut pas craindre la souffrance, Aslaug, mais la chérir : elle signifie que tu es en vie, qu'il est encore permit d'espérer.
Il y a tout autant de vérités qu'il y a d'êtres pour observer une même réalité.
L'échec est consommé lorsque l'on se résout à abandonner. Face à l'adversité, tant que tu t'obstines à te redresser, subsiste l'espoir de voir un jour nouveau se lever.
J’ai perdu la notion du temps qui passe – mais je suis à peu près certain que son corps comme son esprit se développent anormalement vite. Sa tête touche désormais mon épaule, et elle maîtrise un grand nombre de Runes, à présent… malgré le fait qu’elle n’ait pas plus d’une douzaine d’années.
Devrai-je m’en étonner ? Le sang de Sigurd coule dans ses veines, et c’est la plus nombre des Valkyries qui l’a engendrée… mais chaque jour qui passe, je suis davantage fasciné par sa sagacité, sa maturité, par la finesse de ses traits, par l’adresse avec laquelle elle absorbe mes leçons, maîtrise tout ce que je m’applique à lui enseigner.
Et je ne pourrais être plus fier de la petite personne en laquelle elle est en train de se muer.
Rien n'est jamais assuré, rien n'est jamais acquis. Le doute, en toute chose, est permis.
M'efforçant de masquer le dégoût que m'inspirait sa vue, je reportai mon attention sur le Voile. Oui, il nous préservait d'une mort atroce tout en nous condamnant à une lente et misérable agonie.
Un corbeau me tira de ma rêverie en voletant au-dessus de ma tête, coassant désagréablement ; bien sûr, nulle transgression ne restait jamais impunie. Il y avait forcément un prix. Alors je devais vivre, et faire en sorte que ma légende perdure. A travers mes faits d’armes et mes exploits, mon nom pourrait traverser les âges. Alors, je toucherais l’éternité. Alors, j’accéderais à l’immortalité.
J'ai une autre solution, soufflai-je avec douceur. Elle est risquée, mais c'est encore la plus prometteuse de toutes. On va aller aux Enfers.