Florence Buades

Nous avions échangé quelques mots courtois de temps à autre, mais rien de plus. J’avais cependant surpris de nombreuses fois son regard posé sur moi. Je n’y avais pas lu le moindre désir, à l’inverse de ce que je pouvais déceler la plupart du temps dans les yeux d’autres hommes. Je ressentais plutôt quelque chose d’étrange, d’impudique, qui semblait dire : je sais ce que tu caches, je sais que derrière tes sourires, tu pleures. 
C’était troublant, même assez inconfortable, je dois dire. Alors vous comprenez bien que dans l’état où je me trouvais, il était hors de question que je lui parle. J’ai ordonné à Rosa de raccrocher le téléphone sur-le-champ. Mais le lendemain, il a sonné à la maison. J’étais encore en train de réfléchir à ce que je devais faire quand il a ouvert doucement la porte de ma chambre. Je me suis sentie violée dans mon intimité et je me suis mise à lui hurler dessus. Comme à son habitude, il n’a rien dit. Il s’est accoudé au chambranle, il a croisé les bras et m’a regardée sans rien dire. Il a attendu que je me calme pour prendre la parole : « Jane, vous ne pouvez pas rester comme ça, écoutez-moi, je peux vous aider. »

Elle revoyait le sourire de son père, et les paysages dominicains gorgés de soleil. L’effet était quasi immédiat, presque mécanique. Un vrai petit shoot d’amour et d’hormones du bonheur lui montait directement au cerveau et la réalignait à ses objectifs. Allez ma petite Stella, tout va bien, tu vas y arriver !
se rassurait-elle.
Elle respirait un bon coup, poussait la porte, se regardait dans le miroir, et repartait gonflée à bloc vers son destin. À force de travail et d’entêtement, elle avait décroché un premier poste de chroniqueuse pour la matinale d’une petite chaîne locale. Il n’avait pas fallu longtemps avant que son joli minois et la pertinence de ses interventions attirent l’attention de producteurs. Quatre ans seulement après ses débuts, on lui avait confié sa propre émission : Hollywood Inside.

Leurs regards s’étaient souvent croisés avant qu’il ose enfin l’aborder. Elle était visiblement déjà séduite et ils s’étaient rapidement installés ensemble dans un studio aussi minuscule que chaleureux. Durant plusieurs années, leur complicité, leurs fous rires, leurs fougueux ébats avaient défié le quotidien et maintenu le feu de cet amour de jeunesse. Et puis les coups durs avaient fait vaciller la flamme. Celle-ci pouvait s’éteindre à tout instant quand ils avaient organisé leur séjour à Las Terrenas. Leur coup de cœur commun pour ce petit coin de paradis les avait de nouveau réunis. Au point de les décider à tout plaquer pour venir y vivre quelque temps. Les premiers mois que les expatriés appellent à juste titre « La lune de miel » avaient de nouveau attisé le feu.

Après des études littéraires et quelques errances dans l’univers du journalisme, elle a en effet décidé de prêter sa plume aux autres pour les aider à rédiger leurs récits de vie. Biographe privée, biographe familiale, ghost writer… Les noms varient, mais le principe de son activité reste le même : elle interroge monsieur et madame Tout-le-monde sur leur passé. Elle les écoute, les guide, les console. Puis elle se glisse dans leur peau pour coucher leurs témoignages sur le papier. Ensuite, elle trie des collections de photos souvent jaunies et poussiéreuses qu’on lui confie, puis elle se charge de faire imprimer un « vrai » livre. C’est un travail parfois laborieux, où l’émotion affleure à chaque séance de confession.

Tout me souriait. Les fées qui s’étaient penchées sur mon berceau m’avaient offert une enfance privilégiée sous le soleil californien, au cœur d’un vignoble, dans le comté de Santa Barbara. Elles m’avaient dotée d’un physique plutôt agréable qui m’a valu d’être souvent chouchoutée par mes aînés et très tôt courtisée. Adolescente, j’ai même décroché un titre de reine de beauté dans la petite ville où j’habitais ! Et puis j’ai connu mes premiers émois amoureux avec le séduisant Ryan, que toutes mes amies convoitaient. On nous croyait frère et sœur ! Mêmes yeux bleus, même blondeur. J’étais complètement sous le charme, et je crois bien que lui aussi. Nous sommes vite devenus inséparables.

Imaginez-vous, toutes ces années de mensonge où je me suis inventé une nouvelle personnalité ! Une vraie folie ! C’est bien pour votre biographie non ? Tellement plus passionnant, je dois l’avouer, que cette triste madame de Beaumond. Votre carrière va décoller ma chère !Lola l’interrompit : — Ne dites pas ça voyons. Vous savez bien que je ne vais pas utiliser ces informations pour le livre. Mais je voudrais comprendre, pourquoi cette révélation après tant d’années ? Et pourquoi me confier cela à moi ? — Parce qu’il semble que la vie l’ait voulu ainsi mon petit. Quant aux raisons qui m’ont poussée à devenir une autre, c’est une longue histoire.

Dans cette idée que nous souffrons tous à plus ou moins grande échelle de cinq blessures courantes forgées durant notre enfance : l’injustice, le rejet, la trahison, l’abandon, l’humiliation. Et que chacune de ces blessures, lorsqu’elles sont titillées, influencent nos comportements, notre façon de percevoir les choses, et engendrent différents maux, aussi bien physiques qu’émotionnels. Lola se dit que pour le coup, elle était en plein dedans. Sa blessure d’abandon se réveillait comme une cicatrice encore à vif après une anesthésie. Et ça faisait horriblement mal.Harry… Il était pourtant censé être celui qui allait panser sa plaie.

Insidieusement, progressivement, il s’est éloigné, comme pour mieux tester son emprise. Et mieux me voir ramper vers lui. C’était aisé à vrai dire, j’étais si intimement persuadée que lui seul pouvait me comprendre et me rendre heureuse. Que mon existence sur terre n’avait de sens que s’il m’aimait ! Alors, tandis que ma personnalité s’évaporait de jour en jour, je n’ai rien dit lorsqu’il s’est mis à m’humilier. En privé d’abord. Puis en public. Chaque remarque, chaque regard méprisant me faisait l’effet d’un coup porté physiquement à la poitrine. Mais il était si brillant, je me disais qu’il devait avoir raison.

Sous ses airs de mannequin, Lise était une gaffeuse invétérée, une naïve incorrigible, ce qui avait toujours eu le don d’exaspérer Lola. Mais elle-même n’était pas un cadeau, elle en avait bien conscience. Lola prenait en effet tout à cœur, elle s’emportait souvent, tandis que les choses semblaient couler sur Lise sans atteindre la moindre de ses terminaisons nerveuses. Malgré tout, elles s’aimaient comme des sœurs, et en cet instant, avec son cœur qui pleurait le départ d’Harry et ses mains qui tremblaient de se sentir possédées, Lola n’avait qu’une envie, se consoler dans les bras de son amie.

Stella avait posé sa tête sur l’épaule de Jane, et celle-ci avait entouré sa fille d’un bras protecteur. Lola n’avait pas eu besoin d’entendre les mots qu’elles avaient échangés pour ressentir l’infinie tendresse qui s’était instaurée presque instantanément entre ces deux-là. Elle avait été submergée par une émotion nouvelle. Ses pensées avaient vagabondé jusqu’à son propre père. À cet instant précis, elle avait cruellement regretté de ne pouvoir poser un visage sur ce mot « Papa ». Et elle avait pris la ferme décision de parler à Bianca une fois qu’elles seraient de retour en France.