L'enthousiasme de l'or, la terre promise, des horizons infinis à découvrir, une indépendance et une liberté absolues face à une vieille Europe considérée comme désuète, ringarde, et des moeurs américaines que je résumerais arbitrairement en quatre piliers fondamentaux : le fanatisme du commerce ; de la religion, et une obsession presque malsaine pour l'égalité et la liberté que les américains prétendent seuls détenir : voilà en quoi consiste l'essence même de cette belle utopique américaine.
Imaginez que cette terre nouvelle et ambitieuse soit minutieusement et partialement jugée par une aristocrate anglaise, rigide à sa façon mais suffisamment tolérante et douce d'apparence pour s'immiscer dans les moeurs américaines tout en étant génialement cruelle et médisante en coulisses afin d'établir de bien sévères jugements.
Compte tenu du nombre d'anecdotes et observations, je vais scinder de façon scolaire l'ouvrage en relatant les points de vue de Mistress Trollope sur la liberté ; l'égalité ; la religion ; le commerce, les arts et le savoir-vivre.
La liberté et l'égalité :
- de manière générale, les américains sont si fiers de leur indépendance et de leur modèle social qu'ils ne souffrent aucune comparaison avec les pays étrangers : irascibles et sourds au moindre petit défaut révélé sur l'état de leur route, de leur maison, du niveau de leur littérature ou peinture… ils n'entendent rien et ont naturellement la conviction qu'ils sont meilleurs dans tous les domaines ; puisqu'eux seuls sont libres et indépendants et que les étrangers sont tous sous le joug de tyrans, que leur importe toutes ces prosaïques et futiles comparaisons ? Ils sont déjà parfaits par essence !
- Rien n'est plus délicat que d'engager un domestique : ce mot est d'ailleurs un blasphème, il faut impérieusement privilégier des paraphrases ou euphémismes comme « une personne qui vous aide ».
Une fois entré à domicile, on doit veiller sans cesse à bien ménager sa susceptibilité au sens où rien ne doit trahir le sentiment inné d'égalité qu'anime l'américain : on s'adresse à lui de la même façon qu'un membre de sa famille, on l'inclut à sa propre table et on ne lui refuse aucun service même lorsqu'il demanderait à son maître d'emprunter ses beaux vêtements pour se rendre à un bal… Pour toute contrepartie, aucune… Il n'en sera que plus infidèle qu'un servile domestique européen : il faut s'attendre au contraire à ce qu'il quitte à tout moment la demeure de son maître sans le prévenir et sans remerciement.
- La charité totalement désintéressée n'existe pas : toutes les fois que l'on rend service, spontanément ou non d'ailleurs, les américains évitent autant que possible le redoutable mot : « merci » ou toute autre autre formule exprimant la plus faible des gratitudes.
Leur fierté d'indépendance et d'égalité les pousse toutefois invariablement à vous proposer une contrepartie, même faible ou illusoire.
C'est qu'il serait inconcevable, au sens américain, de donner sans recevoir immédiatement ; aussi la contrepartie fait au moins l'objet d'une promesse : « je vous rembourserai » (alors qu'on leur donne sans réserve) « je vous rendrai tel service » (alors qu'on ne leur demande strictement rien)… Accepter un don et simplement remercier, ce serait par trop ressembler à de vils mendiants européens rampant servilement devant leur bon seigneur !
- L'égalité américaine a beaucoup de charmes : un ouvrier américain peut-être chaleureusement présenté comme « l'honorable monsieur un tel » en de belles maisons bourgeoises mais cette même bourgeoisie se referme aussitôt dès qu'il s'agit de bals, de réunions officielles ou de fêtes, de salons…
Cette scission est irréversible : telle belle jeune fille, riche mais issue d'une classe ouvrière sera exclue à vie des salons de commerçants, que ces derniers soient riches ou non, de façon à ne jamais mélanger ou marier ceux qui travaillent de leurs mains et ceux qui font de la négoce ; une manière pour les américains de recréer une aristocratie.
- L'égalité est plus explicitement rompue dès qu'il s'agit de narguer les étrangers : leurs cibles favorites étant les anglais, et Mistress Trollope est ainsi régulièrement dénommée « la vieille anglaise ».
Leur principe de liberté et d'égalité ne semble pas souffrir le moins du monde également de la contradiction de l'esclavage en ce pays prétendument exemplaire et moral : Jefferson même, modèle en ce pays, prenait plaisir à se faire servir par ses propres enfants, esclaves et descendants d'esclaves.
- Il n'y a évidemment pas non plus d'égalité s'agissant du traitement cruel des indiens. comble de l'hypocrisie morale, l'anglaise visite un musée en leur honneur et tandis qu'on expose et admire l'exubérance de leur art, leurs costumes hauts en couleur et leurs bijoux originaux, les américains oublient ainsi commodément qu'on les a déportés sans ménagement de leurs terres pour mieux étendre des espaces pourtant sous-peuplés du territoire américain en ce début du siècle.
Les Indiens, d'abord chasseurs nomades, s'étaient pourtant lentement pliés aux charmes de la civilisation américaine, troquant leurs arcs pour des charrues, s'accoutumant à l'agriculture dans une harmonie presque tolérée par les standards américains. Ils n'en furent pas moins déportés progressivement et plus brutalement même à partir de 1830.
- Les inégalités sociaux-économiques sont tout autant présentes qu'en Europe mais avec quelques nuances qui paraissent typiquement américaines :
Ici, l'enfant issu d'un foyer pauvre ne s'aventure pas dans les abysses d'une mine de charbon, mais se lance plutôt dans de petites entreprises comme le commerce d'oeufs ou de volailles, jouant déjà au petit marchand.
L'argent qu'il amasse ne contribue pourtant pas à alléger les charges familiales : il le garde précieusement pour lui-même !
Cette précoce tendance à l'égoïsme semble être un trait de famille, à l'image de son père qui lui privilégie de nobles plaisirs - une consommation délirante de tabac à chiquer et whisky - avant de penser aux besoins du foyer, si tant est qu'il reste quelque chose à partager…
- L'aspect le plus inattendu de cette société naissante est la sévère division entre hommes et femmes qui étonne tout autant l'anglaise que les journaux français de l'époque.
Hormis la danse réunissant les jeunes célibataires, les deux sexes sont systématiquement scindés : à table un clan des hommes fait face à un second bloc composé de femmes ; même chose au sein des salons…
Et si cela choque tant les européens de l'époque, c'est que cette division s'accompagne en outre d'une pruderie excessive : s'il se trouve par exemple un musée exposant des oeuvres de nudités (statues ou peintures) : chaque sexe doit voir alternativement les oeuvres sans jamais se mélanger dans la même pièce.
- l'exigence d'assimilation est également une composante de l'égalité américaine : notamment à l'hôtel où, par deux fois, l'anglaise a été contrainte de prendre son repas dans un salon public, son service en chambre lui étant refusé.
Pièce commune où sont réunis à une même table une foule d'hommes brusques dînant en silence, avalant leur nourriture avec une vitesse déconcertante, silence occasionnellement rompu par de courtes discussions politiques et des échanges d'insultes…
De même, dans l'État de l'Ohio, existe une coutume consistant à laisser sa porte ouverte durant les mois chauds de façon à permettre à n'importe quel inconnu de pénétrer chez soi, d'offrir un salut, de s'asseoir puis de repartir aussitôt.
- L'esprit égalitaire semble aligner les moeurs des américains quel qu'en soit leur rang social : un riche négociant, un député, un magistrat ou des résidents new-yorkais adoptent presque tous l'immonde habitude de mâcher du tabac, puis de cracher, et accessoirement de sentir le whisky… Autant de crimes d'inélégances qui sont, cela va sans dire, inexpiables pour notre aristocrate anglaise.
- L'esprit de liberté absolue est parfois étrangement malmené par des interdictions arbitraires dans certains Etats : interdiction de jouer au billard, de vendre des cartes, interdiction de se promener en cheval le jour de fêtes…
La religion :
- le christianisme se subdivise en un festival de branches religieuses dont un bon nombre sont sectaires : sectes où chacun, du boulanger au serrurier, peut subitement se proclamer gourou sans d'ailleurs renoncer à exercer son métier.
L'anglaise peine à identifier le protestantisme comme religion dominante au sein de ce vaste brouillard de sectes et congrégations religieuses. L'important pour les américains n'est pas d'avoir telle croyance mais d'en avoir une ; ils ne deviennent intolérants qu'envers ceux qui n'appartiennent à aucune congrégation ou secte.
- Dans ce panorama où règne une anarchie, où les prêtres ou gourous sont rémunérés de façon occulte, ce qui exclut d'ailleurs les plus miséreux faute de moyens, les offices religieux prennent des allures de spectacles d'exorcisme, avec des sermons apocalyptiques et tonitruants et où de jeunes filles fidèles se tordent parfois dans des délires et des convulsions…
- Bien que la tolérance règne entre les diverses branches ou sectes religieuses, l'anglaise révèle également de sévères intolérances : la pruderie excessive déjà évoquée ou notamment l'exclusion d'un tailleur par sa corporation pour avoir travaillé exceptionnellement un dimanche.
Le commerce ; les arts, le savoir-vivre :
- Les colossales entreprises et infrastructures américaines : l'anglaise est partagée entre l'admiration béate pour le génie destructeur des américains et leur cupidité frénétique les poussant sans ménagements à défricher où bon leur semble, à bâtir des villes exclusivement industriels comme à Lockport, à réaliser de grands ouvrages tels que d'immenses canaux… Tout cela reflète leur prodigieuse ambition à soumettre n'importe quel coin de la nature à leur désir, pourvu qu'il y ait de l'argent à se faire…
- L'architecture ne l'émerveille guère : à l'exception d'une cathédrale à Baltimore, les églises sont pragmatiques, utiles, très propres, mais n'ont aucune prétention à la grandeur ou la splendeur.
Même face à des merveilles comme le Capitole qu'elle ne peut s'empêcher d'admirer, sa tendance à la médisance ressurgit inévitablement en exprimant sa surprise toute condescendante de découvrir un tel monument de ce côté-ci de l'Atlantique…
- La littérature classique et anglaise est dédaignée des américains, même des intellectuels, jugée désuète et prétentieuse. Les américains se gavent essentiellement de journaux et accessoirement de quelques romans modernes. Même ignorance pour la peinture : seul un petit nombre d'artistes connaissent des oeuvres européennes et leurs peintres ne suivent en général aucun mouvement de peinture particulier ; les académies exposent et mélangent des croûtes et des chefs d'oeuvres sans distinction…
- le savoir-vivre : brusque, abject, grossier, l'américain aime mâcher ou chiquer du tabac tout en crachant peu importe l'endroit et quel que soit son rang social ; à l'injure facile et sent souvent le whisky.
Aucun de ses faits et gestes ne sont gracieux selon l'anglaise : il ne sait ni même simplement se tenir debout et encore moins s'asseoir ; elle observe des magistrats comme des sénateurs poser comme bon leur semble leurs jambes : affalés, constamment penchés, tordus, allongés…
Les américaines sont moins vilipendées cependant elles ne savent ni marcher, danser, se maquiller (excès de poudre blanchissante), ni même s'habiller faute de goût malgré des dépenses excessives. Si quelquefois leurs vêtements sont de bon ton, c'est naturellement qu'elles ont imité les modes européennes selon la perfide anglaise !
- La nourriture est grossière comme leur tempérament : elle est copieuse et hétérogène ; on y mange du jambon et des tranches de boeuf matin, midi et soir, lesquelles tranches sont parfois mélangées dans la même assiette avec des confitures ou autre aliment sucré…
- En 1830, la capacité de la société américaine à se divertir semble fortement limitée : dans certains États, les jeux de cartes et les billards sont interdits ; les théâtres se font rares, même dans les grandes villes, surtout en comparaison avec l'Europe, et les festivités telles que les foires, les fêtes et les bals populaires sont quasiment absentes.
- La nature seule est exclue de ses sévères jugements mais il n'en reste pas moins que les paysages qu'elles préfèrent sont ceux qui lui rappellent sa douce Angleterre natale !
Cette relative clémence s'estompe cependant vite face à l'hostile faune locale : que ce soit les horribles crocodiles du Mississippi, une large variété de serpents fourbes ou encore d'insupportables concerts de grenouilles…
Et quand tout lui convient, quand elle traverse seule et sans américains sauvages qui pourraient nuire à un paysage idyllique, elle regrette néanmoins avec mélancolie de ne pas apercevoir au loin quelques bons vieux châteaux européens orner le paysage…
Du Mississippi, l'Ohio jusqu'à Washington et New-York, une bonne partie des Etats-Unis de l'époque a été traversée par cette anglaise (Mistress Trollope), mais celle-ci a surtout concentré ses observations sur l'Ohio, Etat durant lequel elle a passé la plus grande partie de son temps au sein notamment d'une communauté utopique…
Derrière certaines généralités, il y a donc des exceptions qui tiennent des spécificités de cette communauté à part. Ceci dit, cela tient surtout à quelques moeurs résiduelles comme de laisser sa porte ouverte, à des pratiques mystiques de sectes ou à une justice décadente et outrageusement laxiste…
De tous ces faits divers, amusants pour la plupart, je retiens particulièrement en ce début du XIXe siècle une forte et rigide séparation des deux sexes, bien plus accentuée qu'en Europe à la même époque ; de fortes tendances sectaires dans la sphère religieuse (et dans plusieurs Etats, les détails dans cet ouvrage sont assez fascinants et troublants), un esprit d'insubordination assez marqué (notamment illustré par l'impossibilité de garder un domestique) et une vanité américaine pleine de candeur, doublée d'une confiance absolue dans la supériorité de leur industrie ou encore de toute forme d'art.
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