François Dubet

Du Printemps des peuples en 1848 au mouvement de Solidarité en Pologne dans les années 1980, en passant par les luttes des Afro-Américains, les mouvements de libération des peuples colonisés et les Printemps arabes, les combattants de l'égalité ne cessent de dire : "Nous sommes le peuple dominé et nous sommes la nation". Plus souvent encore, ils disent : "Nous sommes le peuple exclu de la nation, et c'est parce que nous appartenons à cette nation que le combat pour l'égalité et pour nos droits est légitime ; les dominants se sont approprié la nation alors que nous en sommes le cœur.

Alors que, dans le régime des classes, les inégalités se superposent et se renforcent dans chaque groupe, elles tendent aujourd'hui à se multiplier et à se fractionner pour ceux qui ne sont ni dans les 10% les plus riches, ni dans les 10% les plus pauvres. Nous sommes inégaux "en tant que" des femmes/hommes, diplômés/non-diplômés, héritiers/non héritiers, jeunes/âgés, bien portants/malades, membres de la majorité/membres d'une minorité, en couple/seuls, stables/précaires, etc. Autrement dit, nous sommes égaux sur certains registres et inégaux sur d'autres, et la conscience des inégalités est d'autant plus vive qu'il y a toujours un domaine de notre expérience sociale dans lequel on peut se sentir inégal par rapport aux autres, surtout quand on se compare aux plus proches de nous.

Quand la fraternité ne relève plus des scènes « transcendantes » de la religion et de la nation, elle doit procéder d’une activité « immanente », pragmatique et obstinée. Dès lors, la construction d’une fraternité est un travail social et politique continu, qui ne passe pas seulement par ces politiques « intelligentes ».

Le clivage entre l’élève et l’enfant, déplaçant dans l’école le clivage entre l’âme et le corps, protégeait l’école des demandes sociales trop brutales et renforçait les frontières du sanctuaire scolaire. Dans ce système, l’enseignant ne rendait de comptes qu’à lui-même, à sa conscience professionnelle et à sa hiérarchie. Le talent et la personnalité du maître pouvaient jouer un rôle essentiel, mais la relation pédagogique était totalement encadrée par le système symbolique de l’institution.

Les grands récits n’ont pas à être vrais : il leur suffit de tracer un cadre dans lequel les acteurs sociaux interprètent la vie sociale. La force de ce récit tient à ce qu’il peut être celui de l’ordre et celui du progrès, celui de l’adhésion et celui de la critique. À ce propos, la critique sociale, notamment la critique sociologique soulignant la distance entre les principes et les faits, n’affaiblit pas cet imaginaire de l’intégration, puisque c’est au nom du modèle d’intégration qu’elle estime que la société paraît indigne d’elle-même.

Pour que les hommes se reconnaissent et se garantissent mutuellement des droits, il faut qu’ils s’aiment, que, pour une raison quelconque, ils tiennent les uns aux autres et à une même société dont ils fassent partie.

On se sent déclassé quand le poste occupé n’est pas conforme aux promesses des diplômes, ou quand une profession perd son prestige parce qu’elle est moins rare, ou quand son quartier devient un peu moins chic, etc.

Les individus ne recherchent pas les inégalités, mais leurs choix les engendrent. Plus les inégalités sociales se creusent, plus les interactions se resserrent entre ceux qui se ressemblent du point de vue économique, culturel et parfois « ethnique ».

Alors que la droite porte aux nues l’égalité des chances, la gauche est comme tétanisée : en termes philosophiques ou politiques, elle n’a rien à lui opposer. Elle fait donc de la surenchère sur ce terrain ou bien elle défend l’Etat-providence tel qu’il fonctionne, avec ses défauts et ses conservatismes, pour plaire à ses clientèles traditionnelles qui sont aussi les plus protégées. Prise de panique, elle retrouve les vieux réflexes du radicalisme verbal sans toutefois prendre au sérieux ses propres indignations. Et la gauche de la gauche n'est pas plus crédible quand elle en appelle à une rupture décisive qu'elle n'a pas l'intention d'accomplir.

Il est juste sans doute d'ouvrir les classes préparatoires aux 5% des meilleurs élèves des lycées difficiles ; tout le problème vient du fait que ceux qui "s'en sortent" quittent un quartier qui perd ainsi ses membres les plus actifs.

Les couple formé par les exploiteurs et les exploités est progressivement remplacé par le couple des vainqueurs et des vaincus.Mais, pour que les premiers méritent leur succès et en jouissent pleinement, il faut que les seconds méritent leur échec et en support le poids.Plus on promeut l'égalité des chances, plus on "blâme les victimes", responsables de leur propre malheur.

Concevoir les inégalités en termes de discriminations conduit à hiérarchiser les victimes qui ont intérêt à "exhiber" leurs souffrances et les injustices qu'elles subissent, afin d'obtenir l'avantage différentiel qui leur permettra de bénéficier de soutiens spécifiques. Or, le monde d es victimes n'est pas nécessairement fraternel : chacun, individu ou groupe, doit s'y présenter comme étant plus victime que les autres.

Quand la régulation sociale passe principalement par l'Etat, on peut imaginer que la confiance dans les autres est relativement faible, voire privatisée, puisqu'on a moins besoin d'eux. C'est le sens de la critique développée par Alban et Cahuc, pour qui la France est une "société de défiance". Frileuse et recroquevillée sur elle-même, la société française serait composée d'une multitude de groupes et de corporations attendant leur salut de l'Etat plutôt que leur de leur propre mobilisation, de leur dynamisme et de leur capacité de se lier aux autres. Dans ce cas, chacun serait dépendant de l'action publique et verrait dans les autres un rival plutôt qu'un partenaire.

Pour entrer dans la lutte des classes, encore faut-il avoir une place; et il est clair que la rareté relative de l'emploi caractérise la France depuis plus de trente ans affecte profondément un modèle de justice qui a connu son apogée dans les années de croissance et de plein emploi.