AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
Citations de François-Xavier de Villemagne (18)


- Tu as peur de ne pas exister suffisamment, n'est-ce pas ? Peur de n'être que le jouet de Dieu ? Tu voudrais ne plus sentir les ficelles du marionnettiste te diriger du Ciel ?
Commenter  J’apprécie          80
Antioche : je la nomme ainsi car je ne suis pas venu voir l'Antakya moderne des Turcs, mais plutôt la ville des premiers chrétiens, celle où saint Pierre et saint Paul ont parlé du Christ aux païens qui s'éveillaient à la foi. Dans une immense caverne au pied des montagnes qui surplombent l'Oronte, la tradition situe la première église du monde. Pierre, Paul et Barnabé y ont prêché. J'ai ajouté 150 kilomètres à mon périple pour venir ici. Dans mon parcours à remonter les siècles, Antioche représente, après Nicée, ma véritable porte d'entrée en Terre sainte, celle des premiers apôtres. La Palestine est toute proche. La terre du Christ.
Commenter  J’apprécie          70
Au petit matin, après une nuit pénible dans l’arrière-salle enfumée du café, je trouve toutes les portes closes. Impossible de m’attarder jusqu’au réveil de mes hôtes car une dure et longue étape m’attend. Après avoir déposé un mot de remerciement sur le comptoir pour Quasimodo, j’ouvre la fenêtre, l’enjambe et m’éloigne rapidement, comme un voleur.

Cette journée restera l’une des plus éprouvantes de mon périple. Je suis malade depuis trois jours et l’âcreté de l’atmosphère enfumée du café a achevé de me prendre à la gorge. Chaque goulée d’eau pourtant tellement indispensable devient si douloureuse que je préfère souffrir de la soif. En trois jours, j’ai parcouru 140 km et j’en ai prévu 45 de plus pour aujourd’hui, y compris le passage du col de Gezbeli à près de 2 000 mètres. La raison aurait dû m’arrêter, mais où ? À Develi, j’aurais pu coucher une nuit supplémentaire à l’hôtel, mais j’ai voulu profiter de la fenêtre météo favorable. À Bakirdagi, je n’aurais pas pu abuser plus longtemps de l’hospitalité de Quasimodo. Si l’on m’accueille parfois à bras ouverts, mon passage doit rester bref. La meilleure volonté s’épuise rapidement devant un étranger qui s’incruste.

Avancer. Avancer toujours. Je n’ai pas d’autre choix.
Commenter  J’apprécie          30
— Pour vous, ce sera ?

— Juste un verre d’eau…

— C’est tout ?

— …et je vous raconterai une histoire.

J’ai craint que le cafetier moustachu et ventripotent ne bougonne, mais non : il pose aimablement un verre sur le zinc pendant que je me déleste de mon sac à dos.

— Sale temps, hein ? Pour la mi-juin ! Vous venez de loin ?

— Paris. Je suis parti il y a trois jours.

Dehors, sous le ciel gris, le vent malmène les tables en plastique de la terrasse et les parasols aux marques de bière. J’ai remis une chaise sur ses pieds avant d’entrer.

— Vous venez quand même pas de là-bas à pied ? Pour venir jusqu’ici, à Donnemarie, ça doit faire…

— Environ 100 kilomètres. Si, à pied. Puis-je avoir un café ?

— T’entends ça, Jeannine ? Et vous allez jusqu’où, comme ça ?

— Rome.

— Ben dites donc ! C’est ça votre histoire ?

Non. Mon histoire c’est… J’aimerais la raconter un soir à un petit bout de chou avant qu’il ne s’endorme. À cette fillette blonde, par exemple, une nièce qui a des yeux d’un bleu si clair, cerclé d’outre-mer, que j’ai donné son regard troublant à Roxane, princesse de Sogdiane, dans le roman historique sur Alexandre le Grand dont je viens d’achever l’écriture. Mon histoire, c’est seulement essayer d’offrir parfois à la vie une allure de conte de fées. Alors voilà : “Il était une fois…”, il y a sept ans, un marcheur qui venait à pied de Paris. Après trois journées harassantes, il s’est arrêté à Donnemarie. En ce mois de mai, la chaleur était accablante et, comme il avait fort soif, il est entré dans un café pour demander de l’eau. Il n’y avait personne, hormis une jeune femme oisive derrière le comptoir. Elle a refusé tout net : “J’suis pas faite pour remplir les bouteilles d’eau. Y’a des fontaines pour ça !” Tu te rends compte, Princesse ? Refuser de l’eau à un passant !

— J’ai souvent pensé à la serveuse revêche durant ces sept années. Je me disais que ce n’était pas possible de la laisser avec son regard mauvais, murée dans une rancœur stupide. C’était injuste de ne garder d’elle que ce souvenir. J’avais envie, non, j’avais besoin de savoir qu’elle pouvait offrir, elle aussi, une chose simple, avec le sourire. Ce bar, c’était le vôtre. Voilà pourquoi j’ai été si heureux, tout à l’heure, quand vous m’avez offert le verre d’eau !

Un bon génie qui revient sept ans plus tard pour donner une occasion de se racheter.

— Vous alliez où, l’autre fois ?

J’hésite à répondre, et puis, comme j’ai commencé…

— Jérusalem.

J’explique très vite : huit mois de voyage, l’Europe de l’Est, la Turquie, le Proche-Orient, 6 400 kilomètres à pied. Je n’aurais peut-être pas dû en parler car l’aventure de Jérusalem écrase aux yeux des autres celle dans laquelle je m’engage aujourd’hui. En un sens, elle la dévalorise : “Rome, à présent ? Pfff… Facile ! Pour vous, ce n’est rien.” Eh bien, pas du tout : “J’aimerais vous y voir !” Ça, c’est la réponse du marcheur excédé à la fin d’une journée de pluie, de froid, de solitude, d’incertitude sur le logement du soir, de kilomètres inutiles parce qu’il s’est perdu. “Vous savez, ce n’est pas toujours simple…” Ça, c’est la réponse policée dans une conversation de salon lorsque tout est fini. D’habitude, les sédentaires ne comprennent pas la première : ils vous trouvent vraiment un sale caractère. Dans les yeux de certains, quand ce n’est pas sur leurs lèvres, on lit : “Après tout, vous l’avez bien voulu.”
Commenter  J’apprécie          20
La route de terre battue zigzague en pente douce au-delà du col, épousant le flanc des montagnes qui, après la nudité absolue des versants anatoliens, commencent à se piqueter de pins noirâtres. Ce devrait être du gâteau, la cerise sur le gâteau d’un franchissement réussi, mais, en ce jour éreintant, même la descente est éprouvante.

Je suis exténué.

Je m’arrête de plus en plus souvent, doublé par quelques véhicules traînant derrière eux un nuage de poussière. Malgré mon accablement, je n’ai aucune envie de monter à bord, mais comme la route est dure ! À l’épuisement des derniers jours s’ajoute le contrecoup d’avoir mis derrière moi ce fichu Taurus qui m’effrayait tant. Ce passage ouvre béantes les vannes de la fatigue indéniablement accumulée depuis Istanbul. Je craignais tellement ce col que j’en ai rêvé toute la nuit : comme si ce n’était pas suffisant de le passer une fois !
Commenter  J’apprécie          20
Un soir de répit, Alexandre retint Kaïros dans sa tente pour tenter de lui faire comprendre ce qui le tourmentait. De Roxane, il ne dit mot car il ne savait pas comment s’y prendre, mais il parla du poids de la légende, de son humanité retrouvée et de son déchirement entre ces deux extrémités. Du moins, c’est ce qu’il aurait voulu dire, mais quand il s’y essaya, Kaïros ne voulut pas y croire.
— Toi, Alexandre ? Perdu ? Si c’était vrai, tu n’aurais pas, il y a une heure, détaillé les objectifs des prochaines semaines avec autant de clarté et de force…
— On ne remarque donc pas trop mes efforts pour donner le change ?… Mais c’est que je ne peux pas m’empêcher de poursuivre la conquête !
Au fur et à mesure qu’il parlait avec Kaïros, il comprenait qu’il ne s’agissait pas seulement de savoir qui il était réellement, mais aussi ce qui lui restait de liberté dans ce qu’il entreprenait.
— Essaye d’oublier ceux qui proclament que je suis l’homme le plus puissant de la terre… Oublie-les tous !… Voilà… Il ne reste plus que toi et moi… Eh bien, écoute maintenant : j’ai parfois l’impression d’être devenu l’esclave d’un Alexandre qui me dépasse… Non, laisse-moi continuer ! Tu te rappelles, quand je te parlais, avant que tu n’ailles chercher des renforts, de ce pressentiment obscur : “… comme si ce n’était plus un désir qui venait de l’intérieur, mais une nécessité qui s’impose à moi…” ? C’était cela : une nécessité, un destin qui ne me laisse plus choisir !… Et ça ne date pas d’hier !
Il remonta aux origines de la campagne. Aurait-il pu ne pas envahir l’Asie Mineure ? Non : tout avait été disposé, l’idée de la conquête avait imprégné le règne de son père et celui-ci lui avait légué la meilleure armée du monde ; la Grèce avait besoin de nouvelles colonies, les Perses étaient vulnérables, le moment favorable était venu et ensuite, les événements l’avaient porté. Naturellement, il avait forcé le destin en plusieurs occasions, mais était-ce vraiment lui ou plutôt la Fortune qui avait offert l’infime secours qui renverse tout ?
Cela avait un jeu de voir succomber les uns après les autres tous les peuples de Darius. Peut-être rien de plus qu’un jeu…
— Comme une fringale irrésistible devant un plat de pistaches de Médie ! Où est alors la liberté ?
À plusieurs reprises Kaïros faillit interrompre son roi, car cette démystification avait quelque chose de terrifiant. Mais ce qu’il y avait de plus terrifiant encore, c’était la froideur avec laquelle Alexandre analysait ce qu’il appelait sa servitude, et qui contrastait avec les accents passionnés dont il usait souvent pour galvaniser les hommes.
— … alors que cette légende, qui m’oblige aujourd’hui à la grandeur et me dépossède de moi-même, c’est moi qui l’ai bâtie jour après jour, presque sans le savoir !
— Tu parles comme si plus rien n’existait au monde que toi et ta légende ! Que fais-tu des cent mille hommes de l’armée de l’Inde, des millions de l’Empire ?
— Ce sont eux qui exigent en premier lieu la grandeur d’Alexandre ! Cette campagne de l’Inde, comme moi, ils la veulent !
— “Ils la veulent”, dis-tu… Et si la volonté de tous se dissociait un jour de la tienne ?
Commenter  J’apprécie          10
L’armée poursuivit sa progression vers l’est. Extérieurement, Alexandre n’avait pas changé, planifiant et mettant en œuvre des manœuvres brillantes, ménageant ses hommes, parfois ceux de l’ennemi, préférant toujours une négociation à un carnage et déplaçant avec lui le centre du monde. Mais il n’agissait plus qu’avec une fraction de lui-même, écœuré par ce qui autrefois le comblait. Alors, comme tous autour de lui ne parlaient que de la conquête, il se mit à accuser Roxane de lui en avoir ôté le goût. Si elle avait été à ses côtés, jamais sans doute ne lui aurait-il fait telle injustice, mais elle était loin, justement, sans défense. Bien qu’il gardât d’elle l’image d’une femme aux traits sublimes, elle devint exactement cela dans sa mémoire : une belle image, qui se vidait peu à peu de son humanité.
Commenter  J’apprécie          10
Hylas devinait sans peine la destination de la fillette, car les trafiquants d’esclaves emmenaient à Corinthe leurs plus belles marchandises, sachant qu’ils y trouveraient de riches acheteurs à la recherche de filles suffisamment belles pour être vouées à Aphrodite.
— Nous étions six filles. La plus âgée avait 12 ans et la plus jeune pas plus de 8. On nous conduisit chez Bacchis, une femme très riche, ou du moins je croyais qu’elle l’était, car je n’avais jamais vu tant de vaisselle d’or dans une maison. Ce n’était pas une prison, mais où aurions-nous pu aller ?
Alors Laïs raconta l’éducation qu’elle avait reçue, avec ses nouvelles compagnes, pour servir au temple de la déesse et satisfaire les désirs de ses dévots. Elle parla de la danse, du chant. Elle évoqua les leçons de bonnes manières – « Au lieu de te jeter sur les plats comme une malapprise, touche délicatement les mets du bout des doigts, prend chaque bouchée en silence et sans te remplir les joues. Bois doucement, par petites gorgées, et ne t’enivre pas car c’est ridicule et les clients détestent les femmes ivres… » – Les apprêts pour mieux séduire, les fards, les artifices et les secrets qui permettent de s’embellir. Elle parlait de ce monde-là comme d’une colonie de femmes vouée à l’initiation des mystères et d’où l’autre sexe semblait proscrit.
— Et les hommes, alors ? demanda Hylas avec sa brutalité de marin tripotant les filles de port.
Oui, les hommes, dès le début. À peine quelques jours après son débarquement. Elle en avait pleuré de honte malgré les admonestations de Bacchis. « Voyez le grand malheur ! Tu deviendras riche, tu auras beaucoup d’amoureux. Pourquoi pleures-tu, Laïs ? Ne vois-tu pas tout ce qu’il y a de courtisanes, comme elles sont recherchées, combien elles gagnent d’argent ? J’ai connu Daphnis en haillons quand elle était petite. Vois maintenant comme elle est mise avec ses bijoux, ses robes brodées et ses quatre servantes ! »
— J’ai passé deux ans à Corinthe dans la maison de Bacchis. Elle espérait qu’un de ses clients m’achèterait pour m’offrir au temple d’Aphrodite, mais personne n’offrait un prix suffisant à ses yeux. Parmi les clients étrangers que je revoyais irrégulièrement, au rythme de leurs escales, se trouvait un marchand de Milet, en Asie Mineure. Il négociait des convois de blé avec la Grèce et me demandait toujours lorsqu’il débarquait à Corinthe. Il me disait qu’il était horriblement malade en mer par mauvais temps, et il avait la jambe droite plus courte que l’autre, ce qui lui donnait le pas chaloupé des matelots. Il était moins vulgaire que d’autres et me faisait de menus cadeaux en cachette de Bacchis. Un soir, il vint me trouver et me déclara que je vivrais désormais avec lui. Il lui en avait coûté la somme exorbitante de 1 000 drachmes.
Commenter  J’apprécie          10
[Roxane danse devant Alexandre et ses Compagnons]
Dans l’assistance, les compagnes, les épouses, les maîtresses se sentirent brutalement dénudées, comme si l’autre, d’un geste charmant et brusque, leur avait arraché des épaules un manteau qui les protégeait. Laïs chercha en vain chez la danseuse un de ces légers défauts où la jalousie se rassure et que l’on suçote ensuite avec délectation, que l’on susurre aux oreilles avides sans craindre d’être accusée d’envie. Elle aurait donné volontiers un peu de son existence pour que cette femme devînt laide, tout de suite, et elle haïssait ce corps rayonnant de légèreté, euphorique et insouciant. Détournant les yeux de la jeune fille, elle braqua son regard sur les spectateurs. Ces hommes qui, pour certains, n’étaient que des brutes et pour d’autres invoquaient le secours de la philosophie, semblaient plongés dans une commune contemplation qui les dérobait à eux-mêmes et au monde qui les entourait. Laïs lut dans les yeux de chacun une fascination que ne suffisait pas à expliquer le simple désir. Et Kaïros, lui aussi… Elle le tira par la manche, deux fois… Il consentit enfin à tendre l’oreille, mais ne quitta pas des yeux la perfection qui le charmait. « Oui Laïs, que dis-tu ?… » Il se rappela les mots que sa maîtresse avait murmurés dans la crainte de la nuit de l’attaque : « La plus belle femme d’Asie. » Ce ne pouvait être qu’elle, Roxane, la Resplendissante.
Alexandre avait été saisi comme les autres par l’enchantement. Assailli à l’improviste, il se sentait enveloppé d’une douceur qui le désorientait. Lorsque le ravissement lui laissa un peu de répit, il emprunta le même chemin que Laïs, cherchant une imperfection du corps, un défaut dans l’attitude, un détail qui agace, qui éclipse et rend insupportable tout le reste. Mais il ne voyait rien. Émerveillé, il gravissait un à un les degrés sur l’échelle que le dépit avait fait descendre à la maîtresse de Kaïros. Et à mesure qu’il s’élevait, les conquêtes militaires des dix dernières années s’enfonçaient dans la brume, l’Inde disparaissait de la surface du monde. Fasciné au point d’en perdre la mémoire, de tout oublier sauf ce qu’il voyait ou entendait, il contemplait, interdit, la splendeur de Roxane.
Aucun de ceux qui la voyaient pour la première fois ne cherchait à comprendre et les autres n’y étaient jamais parvenus. La beauté de la jeune fille, la grâce de ses mouvements, la virtuosité et la maîtrise de ses pas, l’expression lumineuse de ses traits, l’accord charnel avec la musique ne suffisaient pas à expliquer l’envoûtement dont chacun s’était senti saisi dès son apparition. Il régnait au-dessus de tout cela comme une manière d’habiter avec délectation chaque pouce de son corps qui dépassait l’entendement, une félicité inouïe de l’instant qui irradiait l’assemblée et la laissait sans voix. Chacun ressentit une volupté qui faisait vibrer très profondément un ressort essentiel de son être. Aristonos comprit qu’avec une telle image au cœur, il n’éprouverait plus jamais de crainte lors des prochains assauts. Stasicratès, le sculpteur qui avait proposé à Alexandre de tailler son effigie dans les falaises du mont Athos, buvait la danseuse du regard et se demandait comment il pourrait, en une seule statue, exprimer tous les sortilèges de cette femme. Agis, le poète d’Argos, se souvint qu’Hésiode avait vu les Muses danser au lever de l’aurore, et son ami Anaxarque se rangea, l’espace d’un soir, à l’opinion d’Aristote qui fait l’éloge de la beauté et la regarde comme l’une des trois parties du souverain bien. Laïs ne put s’empêcher de se remémorer comme d’une piqûre lointaine le soir où, pour la première fois, elle avait dansé pour le Grand Roi. Histanès, le frère de Roxane, se rengorgeait. Ceux-là mêmes qui étaient trop saouls pour raisonner percevaient obscurément qu’ils vivaient un moment de grâce. Alexandre avait dépassé l’inquiétude de la gloire. Et Perdiccas avait oublié Antigone.
Commenter  J’apprécie          10
Le bagage d’Eumène flambait. Des chevaux et des mulets déjà attelés aux chariots de transport ruaient dans leurs brancards, terrorisés par l’incendie qui gagnait du terrain. Un valet qui avait tenté d’en libérer quelques-uns gisait sur le sol, la tête ensanglantée par un coup de sabot.
— Souvenez-vous des armées de Darius ! Il y avait des lâches, des pleutres et des hommes qui ne songeaient qu’à se vautrer dans le luxe. Des armées incapables de manœuvrer parce qu’elles pensaient d’abord à protéger leurs trésors. Et nous, les Macédoniens, les Grecs, pauvres, légers, rapides, nous les avons terrassés !
Alexandre savait d’expérience que seuls des sentiments excessifs impressionnent les foules. Alors, il exagérerait sans vergogne, il affirmait, assénait, répétait sans tenter de démontrer quoi que ce soit par un raisonnement.
— Ce qui brûle aujourd’hui n’est rien devant ce qui nous attend demain. Et je vais vous le prouver en incendiant moi-même tout ce que je possède et qui ne sert à rien !
À ces mots, Alexandre sauta à terre, traversa la multitude qui s’écartait sur son passage et alla s’emparer d’un débris enflammé qu’il brandit à la face des soldats. Puis il courut vers ses propres chariots, entraînant à sa suite une foule hypnotisée.
— Voyez, cria-t‑il en mettant le feu à un premier chargement, ne craignez pas et brûlez comme moi tout ce qui est superflu. Et ensuite nous partirons vers l’Inde. Les dieux le veulent ! […]
Le feu se propagea vers l’enclos des montures royales. Alexandre s’y précipita et fit ouvrir les barrières pour éviter que les chevaux affolés ne se blessent en sautant par-dessus les clôtures. Il courut vers Bucéphale et l’enfourcha avant de revenir vers la foule. Les hommes avaient disparu et à leur place, empruntant leurs vêtements, un être nouveau, tentaculaire, grondant, doué d’une volonté autonome et de pulsions qu’aucun individu n’aurait manqué de réfréner s’il avait été isolé, s’emparait de l’espace brûlant, obsédé par le désir de l’étendre et sourd à toute supplication.
Comme l’embrasement général la privait du plaisir d’enflammer, la masse exaspérée suivit les exhortations d’Alexandre et tourna sa fureur contre les bagages de l’armée, ses propres richesses, qui attendaient sur le bord des chemins l’ordre de s’ébranler en une immense et poussive caravane. Une vague d’incendiaires déferla sur le camp. Le nombre leur donnait le sentiment d’une puissance invincible, ce même élan, se disait Alexandre, qui les propulse à l’assaut et bouscule l’ennemi.
Armés de torches improvisées qu’ils avaient extraites des brasiers, les meneurs étoilaient le camp de rivières enflammées, indifférents à la révolte et à l’incompréhension, entraînant à leur suite une marée qui grossissait de tous ceux que le dépit d’avoir perdu leur bien exaspérait d’un désir de vengeance. Certains se retournaient pour avertir ceux qui arrivaient toujours, certains s’arrêtaient, certains voulaient reculer et d’autres criaient : « En avant, en avant ! »
— Débarrassons-nous pour atteindre plus vite les trésors de l’Inde !
Commenter  J’apprécie          10
Un Éloge de la virginité dans l’art

— Comment ! Tu n’as pas vu, à Santa–Croce, la fresque sur la vie de saint Jean–Baptiste par Giotto !

Non, et la deuxième Pietà de Michel–Ange non plus, hélas. Ni la troisième conservée à l’Académie, ni la quatrième qu’on peut admirer à Milan. Bien que je jette un œil sur les guides, je les feuillette à la hâte pour ne pas m’user le regard avant la première rencontre. Je me méfie de ce qu’il faut voir. Il me manque des références, sans doute, que d’autres auraient creusées au lieu de se présenter nus devant une œuvre. Je préfère le sein de Flore et le regard de Caracalla.

Ce qui m’a transporté il y a deux jours devant la loggia des Lansquenets, ce qui m’a enivré hier aux Offices, c’est moins une connaissance raisonnée qu’un choc des sens. Un plaisir décuplé par l’émotion des premières fois. Non par la vertu de l’ignorance, mais par celle de la virginité.

Il ne suffit pas de ne point connaître. Il faut aussi être prêt. Voilà dix ans, j’ai passé une semaine de vacances en Toscane avec des amis, ma seule expérience italienne hors quelques voyages professionnels à Milan. Nous avions loué une villa aux environs de Sienne. Pise, Volterra, Arezzo, Florence. Dans cette ville, nous avions passé une demi–journée, dont je ne garde aucun souvenir hors des images convenues. Une carte postale, c’est tout. Cette fois–ci, je commence à comprendre pourquoi je suis devenu si sensible. La solitude, certainement, qui exacerbe les sentiments, et surtout ce long ruban de pas, cette route tyrannique, monotone à ses heures, qui me lave l’âme. Une vie à la campagne, loin des artifices et du flot d’images et de bruits qui envahissent nos vies ordinaires : le superflu râpé jusqu’à l’os ; trop, même. Car vient un moment où la nature arpentée à satiété creuse un désir de civilisation et de beauté créée de main d’homme. Alors, vient le moment favorable…

J’aime le premier regard. Il est divin. C’est celui qui tout embrasse, bien qu’il ne soit pas toujours le meilleur. Ensuite, on voit les détails, et chacun sait bien que le diable s’y cache. Le choc de la première fois : d’un brusque mouvement de la main, Raphaël a emporté le voile qui dissimulait la toile qu’il vient d’achever. Et je suis là, seul, ébahi, avant que quiconque ait formulé un avis, ait encensé le clair–obscur ou déploré la perspective. Des siècles avant l’invention de la photographie et bien avant la première lithogravure.

La magie du premier regard : en une époque marquée par une schizophrénie entre la quête forcenée de l’authentique et une multiplication à l’infini des reproductions, de toutes les vérités, c’est celle–là que je préfère. Il faudra que j’écrive un jour un Éloge de la virginité dans l’art.
Commenter  J’apprécie          00
François-Xavier de Villemagne
Hylas devinait sans peine la destination de la fillette, car les trafiquants d’esclaves emmenaient à Corinthe leurs plus belles marchandises, sachant qu’ils y trouveraient de riches acheteurs à la recherche de filles suffisamment belles pour être vouées à Aphrodite.
— Nous étions six filles. La plus âgée avait 12 ans et la plus jeune pas plus de 8. On nous conduisit chez Bacchis, une femme très riche, ou du moins je croyais qu’elle l’était, car je n’avais jamais vu tant de vaisselle d’or dans une maison. Ce n’était pas une prison, mais où aurions-nous pu aller ?
Alors Laïs raconta l’éducation qu’elle avait reçue, avec ses nouvelles compagnes, pour servir au temple de la déesse et satisfaire les désirs de ses dévots. Elle parla de la danse, du chant. Elle évoqua les leçons de bonnes manières – « Au lieu de te jeter sur les plats comme une malapprise, touche délicatement les mets du bout des doigts, prend chaque bouchée en silence et sans te remplir les joues. Bois doucement, par petites gorgées, et ne t’enivre pas car c’est ridicule et les clients détestent les femmes ivres… » – Les apprêts pour mieux séduire, les fards, les artifices et les secrets qui permettent de s’embellir. Elle parlait de ce monde-là comme d’une colonie de femmes vouée à l’initiation des mystères et d’où l’autre sexe semblait proscrit.
— Et les hommes, alors ? demanda Hylas avec sa brutalité de marin tripotant les filles de port.
Oui, les hommes, dès le début. À peine quelques jours après son débarquement. Elle en avait pleuré de honte malgré les admonestations de Bacchis. « Voyez le grand malheur ! Tu deviendras riche, tu auras beaucoup d’amoureux. Pourquoi pleures-tu, Laïs ? Ne vois-tu pas tout ce qu’il y a de courtisanes, comme elles sont recherchées, combien elles gagnent d’argent ? J’ai connu Daphnis en haillons quand elle était petite. Vois maintenant comme elle est mise avec ses bijoux, ses robes brodées et ses quatre servantes ! »
— J’ai passé deux ans à Corinthe dans la maison de Bacchis. Elle espérait qu’un de ses clients m’achèterait pour m’offrir au temple d’Aphrodite, mais personne n’offrait un prix suffisant à ses yeux. Parmi les clients étrangers que je revoyais irrégulièrement, au rythme de leurs escales, se trouvait un marchand de Milet, en Asie Mineure. Il négociait des convois de blé avec la Grèce et me demandait toujours lorsqu’il débarquait à Corinthe. Il me disait qu’il était horriblement malade en mer par mauvais temps, et il avait la jambe droite plus courte que l’autre, ce qui lui donnait le pas chaloupé des matelots. Il était moins vulgaire que d’autres et me faisait de menus cadeaux en cachette de Bacchis. Un soir, il vint me trouver et me déclara que je vivrais désormais avec lui. Il lui en avait coûté la somme exorbitante de 1 000 drachmes.
Commenter  J’apprécie          00
François-Xavier de Villemagne
[Roxane danse devant Alexandre et ses Compagnons]
Dans l’assistance, les compagnes, les épouses, les maîtresses se sentirent brutalement dénudées, comme si l’autre, d’un geste charmant et brusque, leur avait arraché des épaules un manteau qui les protégeait. Laïs chercha en vain chez la danseuse un de ces légers défauts où la jalousie se rassure et que l’on suçote ensuite avec délectation, que l’on susurre aux oreilles avides sans craindre d’être accusée d’envie. Elle aurait donné volontiers un peu de son existence pour que cette femme devînt laide, tout de suite, et elle haïssait ce corps rayonnant de légèreté, euphorique et insouciant. Détournant les yeux de la jeune fille, elle braqua son regard sur les spectateurs. Ces hommes qui, pour certains, n’étaient que des brutes et pour d’autres invoquaient le secours de la philosophie, semblaient plongés dans une commune contemplation qui les dérobait à eux-mêmes et au monde qui les entourait. Laïs lut dans les yeux de chacun une fascination que ne suffisait pas à expliquer le simple désir. Et Kaïros, lui aussi… Elle le tira par la manche, deux fois… Il consentit enfin à tendre l’oreille, mais ne quitta pas des yeux la perfection qui le charmait. « Oui Laïs, que dis-tu ?… » Il se rappela les mots que sa maîtresse avait murmurés dans la crainte de la nuit de l’attaque : « La plus belle femme d’Asie. » Ce ne pouvait être qu’elle, Roxane, la Resplendissante.
Alexandre avait été saisi comme les autres par l’enchantement. Assailli à l’improviste, il se sentait enveloppé d’une douceur qui le désorientait. Lorsque le ravissement lui laissa un peu de répit, il emprunta le même chemin que Laïs, cherchant une imperfection du corps, un défaut dans l’attitude, un détail qui agace, qui éclipse et rend insupportable tout le reste. Mais il ne voyait rien. Émerveillé, il gravissait un à un les degrés sur l’échelle que le dépit avait fait descendre à la maîtresse de Kaïros. Et à mesure qu’il s’élevait, les conquêtes militaires des dix dernières années s’enfonçaient dans la brume, l’Inde disparaissait de la surface du monde. Fasciné au point d’en perdre la mémoire, de tout oublier sauf ce qu’il voyait ou entendait, il contemplait, interdit, la splendeur de Roxane.
Aucun de ceux qui la voyaient pour la première fois ne cherchait à comprendre et les autres n’y étaient jamais parvenus. La beauté de la jeune fille, la grâce de ses mouvements, la virtuosité et la maîtrise de ses pas, l’expression lumineuse de ses traits, l’accord charnel avec la musique ne suffisaient pas à expliquer l’envoûtement dont chacun s’était senti saisi dès son apparition. Il régnait au-dessus de tout cela comme une manière d’habiter avec délectation chaque pouce de son corps qui dépassait l’entendement, une félicité inouïe de l’instant qui irradiait l’assemblée et la laissait sans voix. Chacun ressentit une volupté qui faisait vibrer très profondément un ressort essentiel de son être. Aristonos comprit qu’avec une telle image au cœur, il n’éprouverait plus jamais de crainte lors des prochains assauts. Stasicratès, le sculpteur qui avait proposé à Alexandre de tailler son effigie dans les falaises du mont Athos, buvait la danseuse du regard et se demandait comment il pourrait, en une seule statue, exprimer tous les sortilèges de cette femme. Agis, le poète d’Argos, se souvint qu’Hésiode avait vu les Muses danser au lever de l’aurore, et son ami Anaxarque se rangea, l’espace d’un soir, à l’opinion d’Aristote qui fait l’éloge de la beauté et la regarde comme l’une des trois parties du souverain bien. Laïs ne put s’empêcher de se remémorer comme d’une piqûre lointaine le soir où, pour la première fois, elle avait dansé pour le Grand Roi. Histanès, le frère de Roxane, se rengorgeait. Ceux-là mêmes qui étaient trop saouls pour raisonner percevaient obscurément qu’ils vivaient un moment de grâce. Alexandre avait dépassé l’inquiétude de la gloire. Et Perdiccas avait oublié Antigone.
Commenter  J’apprécie          00
Au couvent Saint-Serge de Maaloula, un des deux moines syriens qui l'habitent, le père Georges, m'accueille avec bienveillance. Le jeune religieux de 35 ans à la barbe soigneusement taillée et aussi noire que sa soutane me vante fièrement les lieux dont il a la charge : le monastère gréco-catholique remonte au IVe siècle et revendique le titre de plus ancienne église du monde encore dédiée au culte. Mon guide prétend aussi que certains villageois pratiquent toujours l'araméen.
Commenter  J’apprécie          00
Le foulard camoufle tout le bas de son visage et ne laisse apparaître que son regard. A quinze pas de moi, il s'arrête. D'un mouvement agile qui dénote une inquiétante routine, il enlève sa kalachnikov dissimulée jusque-là derrière son épaule puis l'arme ostensiblement. Clac ! Clac !
La soudaineté de la menace me prend de court. Par réflexe, je lève les mains en l'air. Cela va bientôt devenir une habitude.
Commenter  J’apprécie          00
Peu avant l'entrée dans Baalbek, une mésaventure vient soudainement justifier mes appréhensions : une Mercedes déglinguée freine brusquement et pile devant moi après une queue-de-poisson. De l'intérieur, deux barbus m'apostrophent en arabe. Ils paraissent avoir une trentaine d'années, et leur tête ne m'annonce rien qui vaille. Ils semblent vouloir me prendre en voiture. Je repousse leur offre avec de larges sourires et maintes protestations de gratitudes :
- Je préfère la marche à pied, dis-je avec une naïveté feinte.
Les barbus ne l'entendent pas de cette oreille. Le ton s'élève d'un cran et ils se montrent de plus en plus agressifs. Un des deux hommes ouvre alors violemment la portière arrière de la voiture et m'ordonne de monter. Il n'est plus temps de chicaner.
A ce moment, un 4x4 s'arrête à ma hauteur et son conducteur s'enquiert en anglais :
- Est-ce qu'il y a un problème ?
- Ces gens veulent m'embarquer dans leur voiture, et moi je refuse. Je veux continuer à pied jusqu'à la ville.
Le nouveau venu entame alors une discussion animée avec les barbus. Au bout de longues minutes d'échanges assez vifs, la Mercedes repart en brinquebalant d'un air rageur. Mon bon Samaritain patiente à mes côtés jusqu'à ce qu'elle disparaisse à l'horizon et s'assure que je n'ai besoin de rien avant de redémarrer. Je respire de soulagement et remercie la Providence d'un soutien si opportun. J'ai hâte d'arriver à l'étape et presse le pas, comme si cela devait réduire le risque de rencontre similaires.
Commenter  J’apprécie          00
Un cycliste m'avait dit :
- Combien de kilomètres par jour ? Trente ? Comme les armées des grands empereurs en campagne : de César à Napoléon, les centuries ou les régiments n'ont su avancer qu'à ce rythme des hommes en marche.
Commenter  J’apprécie          00
A vouloir tout prévoir et calculer méticuleusement tous les risques, on ne part jamais.
Commenter  J’apprécie          00

Acheter les livres de cet auteur sur
Fnac
Amazon
Decitre
Cultura
Rakuten

Listes avec des livres de cet auteur
Lecteurs de François-Xavier de Villemagne (27)Voir plus

Quiz Voir plus

Tout sur one piece (difficile)

quel est le 1er homme de l équipage de Gold Roger ?

baggy le clown
shanks le roux
silver rayleigh
crocus

30 questions
3577 lecteurs ont répondu
Créer un quiz sur cet auteur

{* *}