Citations de Françoise Héritier (160)
Le souvenir n'est plus mais la mémoire sensuelle du corps parle toujours.
"Je" ne serait pas ce qu'il est si certains évènements ne s'étaient pas produits, qui ont canalisé sa vie, mais aussi si "je" n'avait pas eu la possibilité de ressentir telle émotion, de vibrer à telle occasion, de faire telle expérience avec son corps.
…vibrer au timbre d'une voix, recevoir en pleine figure des ressemblances troublantes et agir avec le nouveau venu comme avec l'ancienne connaissance, se parler à soi-même in petto, garder fidèlement une certaine idée de ceux que l'on a aimés,…
faire un canard dans la tasse à café du voisin, racler à la cuillère la mousse sucrée au fond de la tasse,…
imaginer le dessous des robes de crinoline, faire un inventaire de toutes les sortes de cache-sexe masculin,…
au sommet d'une côte voir le paysage qui s'ouvre comme une corolle, sentir la terre tourner sous son corps en regardant les nuages…, calculer le temps entre l'éclair et le tonnerre,…
jouer au portrait chinois : « si c'était… ? », marcher dans la mer…
être une éponge à sentiments,…
ne plus avoir mal aux dents, …
faire grincer une porte ou une marche ou une craie sur une ardoise,…
haïr le ton cassant, les manières raides, grossières, offensantes, le regard dédaigneux, l'absence de considération pour les autres qu'on trouve chez ceux qui se croient supérieurs pour une raison ou une autre,…
Dormir étalé sur le dos, humer l'odeur des croissants chauds dans la rue, oublier de prendre son courrier, se tenir par la main...
...s'éveiller dans Paris avec Jacques Dutronc, lécher consciencieusement le fond des plats, s'asseoir au soleil à Rome piazza Navona en février et manger une salade de roquette avec un verre d'orvieto,...
p. 83 "Et ce "je" qui est notre richesse est fait d'une ouverture au monde - d'une aptitude à observer, d'une empathie avec le vivant, d'une capacité à faire corps avec le réel. "Je" n'est pas seulement celui qui pense et qui fait mais celui qui ressent et éprouve selon les lois d'une énergie souterraine sans cesse renouvelée. S'il était totalement dénué de curiosité, d'empathie, de désir, de la capacité de ressentir affliction et plaisir, que serait ce "je" qui par ailleurs pense, parle et agit ?
p. 15 "J'ai omis bien des choses dans la liste de celles qui font le sel de la vie... Il s'agit néanmoins de choses très sérieuses et très nécessaires pour conserver du "goût" : je vous parle des frémissements intimes qu'apportent de petits plaisirs, des interrogations et même des déconvenues si on leur laisse le loisir d'exister."
Un célibataire n'est jamais "une personne accomplie", car seul le mariage confère le statut et les responsabilités d'adulte, quel que soit l'âge où il est contracté. Marié à treize ans, un homme ne peut pas s'abriter derrière son jeune âge pour esquiver ses devoirs.
Les femmes sont fécondes, inventives, créent la vie ; en contrepartie, il est vu comme du ressort de l'homme d'apporter l'ordre, la réglementation, d'imposer des limites, déterminer des sphères, inscrire le politique.
À la puberté tout change brutalement. Les adolescents doivent, du jour au lendemain, adapter leur comportement à leur sexe apparent.
Sang, lait et sperme sont les résidus, dont seul le sperme est parfait, de la transformation des aliments dans le corps. La preuve en est "l'affaiblissement qui suit la moindre émission de sperme, comme si le corps était privé du produit final de la nourriture".
L'homme, de nature chaude, possède par là même une aptitude à la coction intense du sang, qui le transforme en un résidu parfaitement pur et dense : le sperme. La femme ne peut parvenir à cette opération ; elle parvient seulement à transformer le sang en lait : "Du fait que les menstrues se produisent, il ne peut pas y avoir de sperme."
Ainsi la différence ultime
L'harmonie est nécessaire au bon fonctionnement du monde. De tout il faut ni trop ni trop peu : excès comme défaut sont porteurs de désordre. Cette harmonie repose fondamentalement sur l'équilibre des contraires. Tout dans la nature et le monde socialisé relève de l'une ou de l'autre de deux catégories opposables : le chaud et le froid et leurs corollaires le sec et l'humide.
La stérilité s'entend spontanément au féminin, partout et toujours. Elle dit en conséquence avec insistance quelque chose du rapport social des sexes.
Le sang est du domaine du chaud. La femme qui, enceinte, ne perd plus son sang propre ni celui qui lui vient de son mari par l'intermédiaire du sperme, emmagasine et accumule la chaleur qui fait l'enfant. Venu au monde, l'enfant a cet excès de chaleur en lui : c'est la raison pour laquelle l'enfant est un être fragile et en danger, dont l'état de vie en suspens cesse au moment précis où le sang le quitte pour la première fois, soit sous la forme du sang des règles féminines, soit sous celle de l'eau de sexe masculine.
Tout d'abord, ce qui donne à la jeune fille le statut de femme, ce n'est ni la perte de la virginité ni le mariage ni même la maternité : c'est la conception. Il suffit d'une grossesse, dont il importe peu qu'elle soit suivie d'une fausse couche ou d'une naissance.
Quand une femme est enceinte, le signe de la grossesse étant normalement l'arrêt des règles, le sang du mari, que la femme ne perd plus, pénètre dans l'enfant et c'est de la fréquence des rapports après la conception que dépend la bonne formation de celui-ci, du moins jusqu'au sixième mois. L'enfant possède à ce moment tout le sang nécessaire à la vie.
Même si les femmes accèdent de plus en plus aux tâches masculines, il y a toujours plus loin, plus avant, un "domaine réservé masculin", dans le club très sélect du politique, du religieux, des responsabilités entrepreneuriales, etc. Il ne s'agit pas, bien évidemment, de l'expression de compétences particulières inscrites dans la constitution physique de l'un et l'autre sexe. L'inscription dans le biologique n'est pas à chercher de ce côté-là, mais dans des données certes de nature biologique, mais si fondamentales qu'on en perd de vue leur nature de fait biologique. Ce sont elles qui sont à l'origine des catégories cognitives : opérations de classement, opposition, qualification, hiérarchisation, grilles où le masculin et le féminin se trouvent enfermés.
Les humeurs du corps sont partout des données d'observation, soumises à trituration intellectuelle, si elles ne sont pas partout réductibles à un même cœur élémentaire non sécable en dehors de leur caractère fluide, épanchable, et projetable hors du corps.
Oui, mais c'est aussi cette capacité d'avoir du "goût", comme on dit en Bretagne, de l'appétence, du désir, cette capacité de sentir et de ressentir, d'être mû, ému, touché, et de communiquer tout cela à des autres qui comprennent ce langage commun.