Séquence - Fredrik T. Olsson - LTL # 148
Parce que j'ignore qui je suis, d'où je viens et comme je suis devenu ce que je suis.
À une époque, je n'existais pas et un jour, je vais cesser d'exister.
Mais entre les deux? Est-ce trop demander que de savoir qui on est?
Peut-être est-ce pour cette raison que j'ai si peur de mourir.
Parce que si je n'apprends jamais qui je suis, aurai-je même vécu?
Le présent n'est qu'un stade préliminaire de ce qui va suivre.
C'est tout ce que c'est, rien d'autre.
C'est une phase de transition qui prendra bientôt fin, il est inutile de s'y attacher, car de toute façon, tôt ou tard, l'instant sera passé. Les gens peuvent dire ce qu'ils veulent, mais si on vit dans le présent, on vit presque dans le passé, ce que seuls les crétins font.
J'ai toujours vécu dans l'après.
Il aurait dû lui demander des calmants pendant qu’elle était encore là. Ou des antalgiques, ou du Valium, ou si possible une balle dans le front, si elle pouvait lui rendre ce service, mais elle ne le pouvait sans doute pas.
Lui qui ne supportait pas les gens, qui préférait marcher sous la pluie que de monter à bord d'un bus bondé, qui pouvait changer de trottoir pour éviter d'être entouré d'écoliers en excursion. Lui qui n'aimait aucune compagnie davantage que la sienne et qui devenait de plus en plus persuadé, à chaque année qui passait, que les autres n'étaient qu'un mal nécessaire, des figurants agaçants dans sa vie, des obstacles qui le dérangeaient, cherchant à l'arrêter (…).
La seule chose qui lui manquait, c’était son apparence.Non qu’il fût imbu de sa personne, bien au contraire : il s’était toujours accommodé de son visage à la peau grêlée et n’en avait jamais pris soin. En ce moment même, sous sa barbe bien taillée, l’épiderme était enflammé alors que son dernier rasage remontait déjà à plusieurs jours.Son visage était tellement peu habitué à ce qu’on s’occupe de lui, qu’on le bichonne comme si c’était une espèce de vitrine pour des clients potentiels.L’apparence ne l’avait jamais intéressé. Ni la sienne ni celle des autres. Seul l’intérieur comptait pour lui, et pas sur le mode de la psychologie de bazar des magazines qui veut que la beauté vienne de là, mais dans un sens plus profond : tout ce qui pouvait émaner de l’intime. Les idées, les pensées, tout ce qui faisait qu’un individu en était un.Mais aussi le reste : les peurs, les ténèbres – ce qui remontait à présent à la surface et le tourmentait.Assis dans la voiture au milieu de ce silence compact, il n’entendait que son propre pouls et le martèlement de la pluie sur le toit.Et un vague sifflement qui ne pouvait signifier qu’une chose.Il avait cessé de s’acharner sur la portière et ne tentait plus de la faire céder à coups d’épaule, maintenant qu’il avait compris que cela ne servirait à rien. Le véhicule était verrouillé et sa dernière chance était de détacher sa ceinture, se mettre en travers du siège et de cogner dans les vitres avec ses pieds, mais elles aussi résisteraient.On l’avait repéré. De nouveau. D’une manière ou d’une autre, même si c’était impossible.Personne ne pouvait savoir qu’il serait ici, pour la simple raison qu’il l’ignorait lui-même. Il n’avait pris la décision que deux jours plus tôt, il avait réservé des voyages pour différentes destinations, avait varié ses moyens de transport, modifié ses trajets et était allé retirer des billets qu’il n’avait jamais eu l’intention d’utiliser. Il avait à dessein pris toutes ses décisions à la dernière seconde. Pourtant, il n’avait pu évacuer le sentiment que quelqu’un savait exactement ce qu’il pensait.Bien sûr, c’était inconcevable, mais cette idée lui procurait néanmoins une sensation de malaise.Il s’était débarrassé de son hirsute barbe poivre et sel. Il avait fait reculer l’implantation de ses cheveux au rasoir pour donner l’impression qu’il les perdait alors que ce n’était pas le cas. Il avait épilé en deux fins traits les sourcils que les années avaient fait se rejoindre en une seule grosse barre anthracite. Pour la première fois de sa vie, il avait passé des heures concentré sur son visage et, au final, il n’avait même plus été sûr de pouvoir se repérer au milieu d’une foule.Il avait loué une antique BMW dans un garage plus que douteux. Il avait payé en liquide et sans présenter de pièce d’identité et personne, absolument personne, ne pouvait l’avoir vu. Personne ne pouvait savoir où il était parti. Il était en sécurité. Et pourtant.Peut-être aurait-il dû s’y attendre.
Le mur était une immense partition, elle était le professeur de piano et lui l’élève qui venait d’arriver pour sa première leçon et ne voyait que des points incompréhensibles posés sur des lignes. Il prit conscience de son propre désespoir, se dit qu’il ne comprendrait jamais, ne serait jamais capable de les déchiffrer comme elle.
Il n’avait plus la force de se déplacer, ou alors c’était la volonté qui lui faisait défaut. Il aurait voulu se coucher sur le sol, pleurer, laisser la neige mouillée s’infiltrer dans ses vêtements et attendre que les premiers flâneurs du matin le découvrent en hypothermie face contre terre.
William Sandberg avait envie de renoncer.
Mais il savait qu’il n’en avait pas le temps.
Tous comprenaient que pourquoi les points disparaissaient: non parce que l’épidémie avait cessé de s’étendre, vaincue comme par magie, mais parce que qu’il n’y avait plus personne à contaminer.
Il n'était pas précisé qu'il était sans abri et sous l'emprise des stupéfiants, mais on le lisait entre les lignes. C'était bien le but recherché, d'ailleurs. Pour mentir, il faut s'en tenir à la vérité.
Quand on ne vous donne que des données abstraites et que vous ne savez pas comment elles interagissent, il est impossible de résoudre le problème, car vous ignorez pourquoi vous devez le résoudre. C'est pour cette raison que les manuels scolaires du monde entier fournissent des petits scénarios: tout est lié. La solution émerge de l'image d'ensemble.