Citations de Gabrielle Roy (232)
Quand donc ai-je pris conscience pour la première fois que j'étais dans mon pays, d'une espèce destinée à être traitée en inférieure ?
Le matin : une heure de décision, d'élan, d'enthousiasme, une heure qui rend à l'homme la fraîcheur de sa volonté ; un départ ; un début de voyage !
Gabrielle Roy
Avec le soleil se leva Gédéon qui descendit dans la rivière et commença de secouer et de laver à grande eau les sables que lui apportait le courant. Pour ce faire il avait lui-même assemblé une sorte de crible grossier. Au bout de sa peine il lui restait entre les doigts un grain d'or parfois.
Mais le vieil homme de plus en plus souvent interrompait son travail pour fixer rêveusement le fil de la rivière.
Voilà aujourd'hui vingt-deux jours qu'il n'avait vu quelqu'un.
Au fond, la tragédie des gens assis dans la nuit douce qui se racontaient leur vie de maison en maison, de rue en rue, était simple. C'était la tragédie toute banale des multitudes un peu partout dans le monde à cette époque... et encore maintenant. Celle des gens issus de la campagne, au coeur encore naïf, à l'esprit encore rustique, à l'âme encore religieuse, et les voilà projetés brusquement dans l'ère industrielle puis demain déjà dans la nucléaire? Mais où va-t-on si vite et pourquoi ? Est-ce cela le progrès ? Encore plus de béton ? Plus d'usines ? Ou bien quelque autre espoir au visage encore inconnu ? Un monstre ? Un ami ? Une libération ? Ou le progressif emmurement ?
L'oiseau pourtant, presque dès le nid, à ce que l'on dit, connaît déjà son chant.
Elle arriva place Saint-Henri; elle la traversa pour une fois sans souci de trams, de la sonnerie du chemin de fer et de l’âpre fumée qui alourdissait ses paupières. Un camion la frôla, et elle leva un regard plutôt étonné qu’effrayé. […]
À pas moins sûrs, moins courageux, elle s’engagea vers les endroits les plus misérables, derrière la gare de Saint-Henri.
Bientôt, elle arriva dans la rue Workman, qui porte bien son nom. «Travaille, ouvrier, dit-elle, épuise-toi, peine, vis dans la crasse et dans la laideur».
Rose-Anna s’aventura au long des taudis de briques grises qui forment une longue muraille avec des fenêtres et des portes identiques, percées à intervalles réguliers.
Chez nous !
Il était vieux ce mot-là, un des premiers qu’ils eussent appris, eux, les enfants. Il venait sur les lèvres inconsciemment, à toutes les heures du jour. Il avait servi tant, tant de fois (…) Chez nous, c’était un mot élastique et, à certaines heures, incompréhensible, parce qu’il évoquait non pas un seul lieu, mais une vingtaine d’abris éparpillés dans le faubourg. Il contenait des regrets, des nostalgies et, toujours, une parcelle d’incertitude. Il s’apparentait à la migration annuelle. Il avait la couleur des saisons. Il sonnait au cœur comme une fuite, comme un départ imprévu ; et quand on l’entendait, on croyait entendre aussi, au fond de la mémoire, le cri aigu des oiseaux voyageurs.
Elle croyait comprendre soudain l’austérité de sa mère. N’était-ce pas avant tout la gêne terrible de ne pas savoir défendre les êtres qui l’avaient ainsi fait se raidir toute sa vie ? (…) Elle comprenait subitement qu’il est très difficile de secourir ses enfants dans les malheurs secrets qui les atteignent.
Emmanuel souriait, mais le sourire ne se fixait nulle part sur son visage mince. Il errait au bord des lèvres, touchait les yeux, puis se perdait derrière le regard en une expression méditative, mi-amère, mi-attendrie. Ici-même, il avait bien devant lui, songeait-il, la troublante indifférence du cœur humain à l’universalité du malheur ; une indifférence qui n’était pas calcul, ni même égoïste, qui n’était peut-être pas autre chose que l’instinct de conservation, oreilles bouchées, yeux fermés, de survivre dans sa pauvreté quotidienne.
Alors elle comprit l'amour : ce tourment à la vue d'un être, et ce tourment plus grand encore quand il a disparu, ce tourment qui n'en finit plus.
Un jour - elle était en ce temps-là une jeune femme avec une maisonnée sur les bras, plusieurs enfants tout jeunes et peu de temps pour ruminer ses regrets - un jour Majorique, en passant, était arrêté la saluer. Comment avait-il su qu'elle désirait autre chose que tout ce qu'elle possédait, autre chose d'imprécis et pourtant de si exigeant à sa manière ? Il avait pris entre ses mains le visage de sa soeur, scrutant les yeux: «De quoi t'ennuies-tu, Eveline? » Et elle avait répondu: «Je ne sais même pas, voilà qui est bien fou, n'est-ce pas, Majorique ?» - «Peut-être de ce que tu n'as pas vu, hein, soeurette?» Et au même moment elle avait saisi à quel point c'était vrai. «Oui, de ce que je n'ai pas vu et ne verrai sans doute jamais. Toi, tu vas partir bientôt, tandis que moi...» Alors, serrant un peu plus fort son visage entre ses mains, Majorique lui avait promis: «Un jour, je te ferai venir, loin, là où je serai, peut-être en Californie.»
Je devais également m'y ennuyer à l'excès, logée dans une frêle maison à peine chauffée même quand prit l'hiver avec ses vents qui traversaient les murs légers. Si je n'y gelai pas vive, c'est que ma logeuse prenant pitié de moi, me confectionna un volumineux édredon de plumes. Lorsque je l'étendais sur moi, j'avais l'impression d'être couchée sous une haute montagne pourtant sans poids et merveilleusement moelleuse.
Il disait que la vie des hommes semblait être de sortir de leur campagne afin de faire assez d'argent dans la ville pour pouvoir venir refaire leur santé à la campagne.
De même que nous étions des pauvres riches, de même nous étions des malheureux doués pour le bonheur.
Le matin: une heure de décision, d'élan, d'enthousiasme, une heure qui rend à l'homme la fraîcheur de sa volonté; un départ; un début de voyage!
Telle était Miss O'Rorke. Sa préférence morne et accablante allait toujours à ce qu'elle avait perdu, et s'il y avait des coins du monde qu'elle vantait sans répit, c'étaient toujours ceux-là où elle était assurée de ne plus remettre les pieds.
Dans sa vieillesse, quand elle attendait plus grande surprise ni pour le cœur ni pour l'esprit, maman eut une aventure. Elle lui arriva par Majorique, le frère qu'elle n'avait jamais cessé de chérir tendrement, peut-être parce qu'il menait la vie qu'elle eût aimée pour elle-même: partir, connaître autant que possible les merveilles de ce monde, traverser la vie en voyageur. Toute sa vie, d'adulte, captive de son foyer, de ses devoirs, jamais maman n'avait abdiqué son désir de liberté et quand la liberté vint enfin, ce fut avec la douleur des séparations. Son mari au cimetière, ses enfants dispersés, elle eut le cœur enchaîné par les souvenirs et le chagrin. Et d'ailleurs, elle n'avait plus ni bonnes jambes ni le cœur très solide. Ainsi va la vie sans doute. Et pourtant, c'est alors que maman eut sa récompense. Un jour de janvier, au Manitoba, elle reçut de Californie ce curieux télégramme : Majorique à la veille du grand départ souhaite revoir Eveline. Argent suit.
Se haïr... Il ne fallait pas être le plus grand savant pour connaître que c'est la pire souffrance de l'homme.
Pour le meilleur des hommes, l'argent n'est-il pas une pierre d'achoppement, un danger pour l'âme, une source de dureté souvent !
C'est à l'usage que la justice s'apprend.