Citations de Gail Reitano (37)
Je me suis perdue dans cette rêverie secrète, à imaginer le fromage glissant sous la pâte qui s’affermissait, comme si tous les nuages du ciel descendaient pensivement embrasser la terre. Les arômes sucrés se combinaient à l’étrange métamorphose en train de s’accomplir, dans cette union d’une telle puissance qu’elle me faisait penser à l’amour. Je n’en savais pourtant rien.
Mes émotions étaient comme des œufs dans une boîte cabossée – brisées et inutiles. Il est vrai que j’avais Ruth, avec son éternel esprit pratique, mais je ne pouvais pas lui confier mon désir pour un homme. Cette pulsation sourde et brûlante entre mes jambes était au-delà de toute description. Tout ce que je savais, c’est que je ne voulais pas d’un mariage comme Maman et ses amies en avaient vécu. Leurs époux grincheux les avaient épuisées, diminuées, avaient écrasé leur beauté et leur vitalité sous une cascade infinie d’exigences.
Ma mère tenait souvent des propos qui n’avaient aucun sens. Elle était d’une autre génération, et bien que n’en étant pas très fière, pour ma part je rejetais toutes ces superstitions. Maman avait insisté pour appeler la déesse de l’agriculture, des moissons et de la fertilité par son nom latin, Cérès, et non par son nom grec qu’on nous avait enseigné en classe, Déméter.
Je me demandais ce qu’il voyait, en me regardant. Je n’étais plus vierge. Je me sentais échevelée, ragaillardie, comme un oiseau qui aurait ébouriffé ses plumes après s’être trempé dans l’eau fraîche d’une fontaine.
Je n’arrivais pas à croire qu’il existait encore des gens qui avaient de l’argent. Si je pouvais m’en faire repérer, ce serait une bonne chose – qu’ils voient la nouvelle Marie capable de gagner deux dollars pour une heure et demie de travail.
J'ai mesuré tout ce que j'avais mis sous le boisseau pour maintenir ce que Maman appelait les apparences positives. A quoi bon tous ces efforts? me demandais-je à présent, alors qu'il était tellement évident qu'eux ne nous voyaient pas du tout, nous autres les femmes. Nos émotions, nos ambitions, le respect que nous méritions et cherchions à obtenir n'étaient qu'un château de cartes.
J'étais déterminée à emporter la coupe dans notre appartement clandestin, en remplacement de celle que j'avais cassée. Dans cette vie, il y avait des hauts et des bas, et c'étaient les femmes qui étaient chargées de tout régler. Nous faisions de notre mieux pour résoudre des monceaux de problèmes. Si s'offrir exceptionnellement un petit luxe pouvait nous rendre heureuses, pourquoi nous en priver? Je voulais croire que, par la simple vision de cette coupe bleue, j'avais le pouvoir de déjouer la destinée que m'avait transmise une lignée ininterrompue de femmes, cette existence remplie de vaisselle ébréchée, de frugalité et de corvées.
Avec Maman, nous n’avions jamais réellement abordé les sujets personnels. Il y avait toujours trop à régler au jour le jour. Nous ne discutions pas non plus de l’avenir, du mien ou de celui de la boutique. J’étais alors trop jeune pour lui parler comme je brûlais de lui parler maintenant, de femme à femme. J’avais tant de questions à lui poser. Qu’est-ce que c’était que l’amour, et le trouverais-je un jour ? Et pourquoi fallait-il toujours être aussi prudente en présence des hommes ?
Je rêvais d’un moment tranquille. Je me préparerais une assiette avec ce que je trouverais au réfrigérateur, du salami, une salade avec de délicieuses tomates fraîches et une large cuillérée de ricotta, reste d’une commande de gâteau.
Changer la disposition du peu de produits que nous possédions donnait un air de nouveauté et encourageait les ventes. J’ai replié des torchons et déplacé près des articles ménagers un présentoir de lunettes de soleil que Feldman m’avait vendu. Si les clients devaient partir à la chasse au trésor pour dégotter ce qu’ils cherchaient, ils passaient du temps à déambuler entre les étals et il y avait plus de chances qu’ils achètent quelque chose. Depuis que Woolworth à Atlantic City avait lancé sa gamme appelée Foster Grant, tout le monde voulait des lunettes de soleil, une bonne astuce pour rafraîchir une ancienne tenue quand on n’avait pas les moyens de s’en offrir une neuve. Feldman m’avait fait un bon prix.
Je l’avais regardé contempler notre mère si belle. La honte d’un père parti m’accablait, muselait toutes les questions le concernant, lui et tant d’autres sujets.
En écoutant les histoires de Ruth à propos de la Russie et de l’Ukraine, des pogroms et de la famine, des juifs qui avaient dû tout abandonner pour ne trouver que violence et représailles, je me suis dit que je n’avais pas eu la vie si dure.
Leurs parents avaient migré dans le sud du New Jersey au sein d’une communauté agricole fondée par un riche juif russe qui recrutait des familles fuyant les pogroms. Leurs familles à tous deux avaient été tentées par ce mouvement de retour à la terre qui leur promettait un paradis agraire, mais qui s’était révélé être tout le contraire. Comme beaucoup d’immigrants, ils s’étaient laissé duper par les publicités, de même que nous autres Italiens avions été recrutés pour construire les voies ferrées.
Croyaient-ils, comme certains à Littlefield, que le monde se portait mieux lorsqu’il était mené par des dictateurs ? Je m’inquiétais du soutien grandissant apporté à Mussolini, mais que pouvais-je y faire ?
Quelle femme étrange que cette Ada, pas le moins du monde gênée de se tenir ainsi dans ma cuisine, à porter des jugements sur ma vie sans le moindre tact.
La perte de sa fille avait rendu Cérès folle et c’est alors qu’elle avait maudit la terre, la rendant stérile pendant les mois d’hiver. Ce n’est qu’après avoir menacé de ruiner les récoltes qu’elle avait obtenu de son frère Jupiter, roi des dieux, qu’il autorise Proserpine à échapper à son ravisseur et époux afin de passer la moitié de l’année auprès de sa mère. C’est ainsi qu’était née la saison de la croissance, celle où le blé germait et où le monde verdissait et florissait. J’aimais l’idée que Cérès se soit servie de son pouvoir pour conclure un marché avec les dieux.
Elle devait avoir quarante-cinq ans environ et elle était attirante. Ses cheveux longs lui allaient bien et lui donnaient l’air plus jeune. Sa jupe était trop chaude pour la saison et d’une coupe peu flatteuse, et le tissu informe avait l’air de gratter – ce devait être ainsi, en Europe. Je ne pouvais me retenir de la fixer du regard.
Ce que j’avais pris pour de l’impolitesse lorsque nous avions parlé au téléphone n’était en réalité que l’expression d’une terrible timidité. Ella avait pourtant dans le regard une lueur de sagesse et, dans d’autres circonstances, je l’aurais sans doute invitée à prendre une tasse de thé à la cuisine pour partager les potins. J’ai toutefois rapidement abandonné l’idée, car je savais que je ne résisterais pas à la tentation de l’interroger sur M. Ashworth.
En constatant leurs faibles exigences, je me sentais supérieure. Je me surprenais même à les pénaliser de manière infime, par exemple en augmentant le prix de vingt-cinq cents ou en changeant l’horaire de livraison lorsque cela m’arrangeait – peut-être était-ce l’esprit frondeur de ma mère qui s’exprimait à mon insu à travers moi.
C’était un rire naturel, celui qu’il s’autorisait sans doute devant sa famille et ses amis lors d’élégantes soirées dont il était le centre d’attention. Il avait suffi de cela pour qu’il devienne soudain quelqu’un d’autre, et plus seulement l’homme d’affaires dans sa Packard avec chauffeur. Son expression de défaite l’avait quitté. « Quel genre de gâteau est-ce ? » Il y avait dans sa voix une certaine exubérance.
Il n’était pas d’une beauté classique, mais il y avait dans son regard bleu une certaine indocilité. Il portait fort bien le costume et j’imaginais des jambes solides, musclées même, dissimulées sous la coupe avantageuse de son complet.