Citations de Georges Canguilhem (110)
On peut tenter de généraliser dès maintenant ce résultat: tous les phénomènes de l'Univers, tels que les saisit notre primitive ignorance, sont des synthèses et peuvent être philosophiquement tenus pour les produits automatiques d'un génie inconscient, latent dans l'évolution « créatrice » du monde, et dont tout au moins la forme de conscience n'est pas celle de l'analyse théorique. Au regard de celle-ci une fois apparue, le monde minéral, végétal, animal et humain, avec ses produits toujours renouvelés, n'est plus que comme un « donné » énigmatique à résoudre, au sens littéral du mot: il est cette Nature trop variée pour pouvoir être comprise telle quelle, et que l'esprit savant se flatte de réduire peu à peu à des rapports d'éléments, se flattant aussi de l'espoir que par cette réduction la Nature, d'opaque, serait rendue transparente.
Le caractère spécifique des fonctions "théoriques", c'est qu'elles obéissent comme telles (c'est-à-dire en tant qu'elles orientent la pensée vers la recherche de la Vérité) à ces méthodes et à ces règlements que l'on dit "rationnels". Nulle étude correcte de ces fonctions ne peut donc être séparée de celle de ces règlements, ni écarter celle du sens, de la valeur et de la fin des mêmes règlements: toute psychologie un peu précise de la Connaissance doit satisfaire à la fois à toutes ces préoccupations liées, et il s'ensuit qu'en définitive la Logique n'est qu'un chapitre détaché de la Psychologie générale.
En fait, on le voit, un tel Objet ne peut être pour l'esprit scientifique qui se réfléchit correctement, que l'unité finale présumée possible de son travail: l'effort critique actif du savant trouve la valeur de chaque affirmation abstraite dans sa relation à un système d'autres progressivement constitué. L'être, l'existence, la réalité ou la matérialité, comme on voudra dire, de la Nature, ce n'est que l'unité régulatrice ou normative du jugement théorique en voie de constitution : c'est ce qui permet d'en dire la notion "a priori". Ce n'est pas un donné tout fait ; ce n'est provisoirement (et pour longtemps, sans doute) qu'un postulat. La science une fois achevée et parfaite, ce serait un résultat.
L’homme n’est vraiment sain que lorsqu’il est capable de plusieurs normes, lorsqu’il est plus que normal. La mesure de la santé c’est une certaine capacité de surmonter les crises organiques pour instaurer un nouvel ordre physiologique, différent de l’ancien. Sans intention de plaisanterie, la santé c’est le luxe de pouvoir tomber malade et de s’en relever. Toute maladie est au contraire la réduction du pouvoir d’en surmonter d’autres. Le succès économique des assurances sur la vie repose au fond sur le fait que la santé est biologiquement assurance dans la vie, habituellement en-deçà de ses possibilités, éventuellement supérieure à ses capacités « normales».
Or, vivre pour l’animal déjà, et à plus forte raison pour l’homme, ce n’est pas seulement végéter et se conserver, c’est affronter des risques et en triompher.
La vie, disait Bichat, est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort.
Un vitaliste, proposerions-nous, c’est un homme qui est induit à méditer sur les problèmes de la vie davantage par la contemplation d’un œuf que par le maniement d’un treuil ou d’un soufflet de forge.
Le vitalisme est-il autre chose que le refus des délais demandés par le mécanisme pour achever son œuvre ?
La philosophie, étant une entreprise autonome de réflexion, n’admet aucun prestige, pas même celui de savant, à plus forte raison celui d’ex-savant.
Le vitalisme c’est l’expression de la confiance de vivre dans la vie, de l’identité de la vie avec soi-même dans le vivant humain, conscient de vivre.
Nous savons qu’on invoque ordinairement, pour trouver un critère valable de la légitimité d’une expérimentation biologique sur l’homme, le consentement du patient à se placer dans la situation de cobaye.
L’acte médico-chirurgical n’est pas qu’un acte scientifique, car l’homme malade qui se confie à la conscience plus encore qu’à la science de son médecin n’est pas seulement un problème physiologique à résoudre, il est surtout une détresse à secourir.
Nous soupçonnons que, pour faire des mathématiques, il nous suffirait d’être anges, mais pour faire de la biologie, même avec l’aide de l’intelligence, nous avons besoin parfois de nous sentir bêtes.
La pensée du vivant doit tenir du vivant l’idée du vivant.
La vie est formation de formes, la connaissance est analyse des matières informées.
Si la connaissance est fille de la peur c’est pour la domination et l’organisation de l’expérience humaine, pour la liberté de la vie.
La connaissance consiste concrètement dans la recherche de la sécurité par réduction des obstacles, dans la construction de théories d’assimilation. Elle est donc une méthode générale pour la résolution directe ou indirecte des tensions entre l’homme et le milieu.
Si la connaissance est analyse ce n’est tout de même pas pour en rester là. Décomposer, réduire, expliquer, identifier, mesurer, mettre en équations, ce doit bien être un bénéfice du côté de l’intelligence puisque, manifestement, c’est une perte pour la jouissance.
Le propre d’une fausse science, c’est de ne rencontrer jamais le faux, de n’avoir à renoncer à rien, de n’avoir jamais à changer de langage. Pour une fausse science il n’y a pas d’état pré-scientifique. Le discours de la fausse science ne peut pas recevoir de démenti. Bref la fausse science n’a pas d’histoire.
l'idéal d'un organisme malade,c'est un organisme sain de la même espèce... l'effet attendu des remèdes, c'est la restauration de l'organisme dans son état d'organisme sain. ... Mais l'existence de sociétés, de leurs désordres, de leurs troubles, fait apparaître une tout autre relation entre les maux et les réformes, parce que pour la société, ce dont on discute, c'est de savoir quel est son état idéal ou sa norme.
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Depuis que l'homme vit en société, sur l'idéal de la société, précisément, tout le monde discute; (p.108)