Le pays de cocagne - Gerard Donovan
Marque Page 15-03-2011
J'aurais dû savoir que les gens deviennent parfois assez intimes pour s'apercevoir qu'ils sont des étrangers l'un pour l'autre.
Ceux qui vivent très vieux et ceux qui meurent très jeunes perdent la même chose. Ils n'abandonnent que le présent, puisque c'est tout ce qu'ils possèdent.
Marc Aurèle
« Mon père était un grand lecteur , et de longs rayonnages s'étendaient à partir du poêle à bois jusqu’à la cuisine, à droite et à gauche, bibliothèques de quatre étagères , contenant tous les livres acquis par mon père , car il lisait vraiment tout ...
J’étais donc entouré de trois mille deux cent quatre-vingt-deux livres, reliés en cuir , premières éditions ou livres de poche, tous en bon état , rangés par ordre alphabétique et répertoriés sur des listes écrites au stylo.... »
La Première Guerre mondiale, la bataille de la Somme, la morne terre agricole française où sont tombés un million d'hommes, un demi-million de Britanniques, deux cent mille Français et plus de cinq cent mille Allemands, tués par balle ou déchiquetés par des pièces d'artillerie, lieu bombardé par un million six cents boulets tirés par quinze cents canons durant une semaine entière avant que les Alliés lancent l'assaut, ce qui ne les a pas empêchés de perdre cinquante-huit mille hommes rien que le premier jour. À ton avis, Julius, combien de personnes gardent le souvenir de cet épisode ?
Il n'y a pas grand-chose de beau dans le monde, ai-je pensé, et la société des hommes n'y apporte pas grand-chose, même dans le meilleur des cas.
Peut-être que les événements n'ont pas de cause, que les choses se passent ainsi uniquement parce que les gens le font.
On combat l’hiver en lisant toute la nuit, tournant les pages cent fois plus vite que tournent les aiguilles...
Un hiver dure cinquante livres et vous fixe au silence tel un insecte épinglé, vos phrases se replient en un seul mot, le temps suspend son vol, midi ou minuit c’est bonnet blanc et blanc bonnet. Chaque coup d’oeil rencontre de la neige. Chaque pas s’enfonce vers le nord. Voilà l’heure du Maine, l’heure blanche.
L'absence d'un être arrive comme une nouvelle saison. Elle se manifeste d'abord par bribes et on la perçoit longtemps avant l'éloignement définitif.
D'aucuns passent leur vie à faire des préparatifs, mais vient un moment où il ne reste plus qu'à attendre.
Etrangement, je me revoyais en train d'écrire ces mots en particulier, me rappelais l'odeur de la pièce, les objets aperçus au moment où je les traçais, la sensation éprouvée en formant les lettres, les vêtements portés, l'étroitesse et la sécurité du monde d'alors, la chaleur du feu, la tranquille affirmation de la part de mon père qu'il était important de posséder des livres mais qu'il importait encore plus de les lire. A présent que ce monde était parti au diable pour ne plus jamais revenir, ces souvenirs semblaient compter d'autant plus. Tout se trouve dans les livres, regarde tous ces livres, une existence entière anime ces murs.