Citations de Göran Tunström (82)
Jusqu'où peut-on pénétrer dans la musique ? Est-il possible d'y rester et d'échapper au temps ?
Aujourd'hui, j'ai joué deux heures sur l'orgue de l'église avec le chantre Jancke. Le chantre m'a demandé si je ne voulais pas qu'on reprenne l'Oratorio de Noël même si "ce n'est pas pareil maintenant que du temps où Solveig vivait". Il m'a dit aussi : "Tu as du talent. Tu devrais aller à Stockholm et te consacrer à la musique." Mais je dois rester ici jusqu'au retour de papa. Je dois rester ici puisque je t'ai, Victor. Pourtant la musique signifie tant : je ne suis présent qu'en elle, là, toutes les absences sont en moi présences. Vu de la musique, le temps semble une plaisanterie, une escroquerie qui sert la cause de je ne sais qui. Suivre une cadence en descendant toutes ses couches l'une après l'autre, ses temps, ses états d'âme... et ensuite être obligé d'en ressortir.
"Avec Solveig tant de choses avaient .t. différentes. Sous sa morve, le voisin fit un pâle sourire à Aron, pour qu'ils pensent tous les deux à la même chose: les baisers en plein jour. Car, là, Solveig avait été une pionnière. Ça ne s'était jamais vu dans la région avant qu'un jour, en pleine matinée, Solveig le serrât et l'embrassât, et comme le voisin,qui se tenait un peu plus loin, les regardait avec surprise, Aron, gêné, s'était glissé hors des bras de Solveig, s'était essuyé la bouche et avait dit: "Ça vient d'Amérique."
- Tu veux que je te raconte une histoire pour t'endormir ? Qui parle de choses qui s'incrustent dans les murs et les plafonds ?
- C'est une histoire vraie ?
- À partir du moment où on les raconte, toutes les histoires sont vraies. En tant qu'histoires. Et parce que tu as douté, je vais la situer dans la plus réelle des réalités.
De la main, il lui caressa le bas-ventre
(page 70)
L'une après l'autre, les lettres interprétées sortaient de la masse confuse du texte, formaient des mots, des mots telles des îles dans un océan tourbillonnant, des îles stériles tout d'abord dépourvues de sens; puis un sens prit racine, et celui-ci poussa comme des arbres sous les feuillages desquels des ombres s'assemblaient. Elévation des terres, gazouillis des oiseaux: un paysage surgit, une époque, un homme, une vie.
p.381
Il était probablement un génie, mais les génies peuvent être des idiots. p.311
[Sidner] se tient derrière le comptoir et vend des peintures, de la colle, des articles de ménage, des herbes. Il s'agit pour l'instant d'un commerce florissant et il s'y passe toujours quelque chose, qui élargit davantage le monde de Sidner.
"Pour qui supporte le poids de la curiosité, écrira-t-il plus tard, le monde est un champ d'expérience qui s'accroit sans cesse. Mais qui peut le supporter et qui ne le supporte pas ? Quels sont les mécanismes qui en empêchent certains et offrent à d'autres ce don ? Je n'en sais rien car durant une longue période je ne savais pas moi-même si je voyais réellement, si je devenais complice ou si je ne faisais que traverser le monde comme un zombi sourd, muet et refermé sur lui-même."
Harald avait feuilleté le livre sur Matisse, sans grand intérêt, jusqu'à ce que soudain... Non, au début, il n'y comprit rien... Le tableau était rouge. Une pièce rouge, un plancher rouge, un papier peint rouge, et le rouge se répandait dans le livre, dans la pièce, il remontait sur le murs, il coulait sur la table, s'insinuait en lui-même. La Pieuvre lui demanda ce qu'il avait, et Harlad ne réussit qu'à montrer le tableau dans le livre, puis il dut déglutir et se taire, et la Pieuvre hocha la tête, oui c'est un beau tableau, bien que le rouge soit la plus difficile de toutes les couleurs. Dans le rouge, on peut vraiment se perdre, il prend tellement de place, et Harald avait hoché la tête pour acquiescer : le rouge prend vraiment énormément de place.
Cher Aron, Mrs Winther m’a invitée à prendre le café aujourd’hui, je suis arrivée juste avant la fermeture, elle m’a fait un signe de tête pour m’inviter à la suivre dans son logement privé. J’ai compris tout de suite qu’il y avait une lettre pour moi. Voyant mon excitation, elle ma dit : Je sors un instant, tu peux rester ici pour la lire, personne ne te dérangera. J’ai fondu en larmes. Personne, je te le dis Aron, personne dans mon existence ne m’a jamais parlé ainsi droit dans les yeux. Comme la vie est cruelle, comme elle pourrait être bonne. De qui et de quoi les hommes ont-ils une telle crainte ? Est-ce de leur propre vie ? Est-ce la crainte de nos gigantesques possibilités ? Quand elle est revenue, elle est restée derrière ma chaise et m’a caressé les épaules, et elle ne m’a pas dit : Ne pleure pas. Mais au contraire : Profites-en et pleure maintenant, tant que tu voudras.
Le monde doit ouvrir un trou où je puisse m'écouler, mais ce n'est pas vraiment eux que je fuis, c'est moi-même , je dois m'échapper , l'astronaute social, le laquais souriant, quelque part je dois trouver en moi tout ce qui est resté en jachère...
Papa y disait : Le Finlandais il est peut-être resté mort comme ça pendant quinze jours, mais combien de temps il est resté tout seul déjà du temps qu’y vivait encore ?
Je lui appartenais enfin, surpris dans l'angle aveugle entre vieux bonhomme et enfant, être réclamant de l'aide et qu'elle pouvait façonner selon son propre gré.
- (...) Jésus est arrivé et il savait y faire et les pauvres l'admiraient, puis il est mort et il a grandi encore plus dans leur esprit, et plus il était mort depuis longtemps, plus il grandissait dans leur souvenir, et il montait et montait comme un dieu, et comme un ballon d'air chaud il s'approchait du pouvoir à Rome, et ils ont eu peur et un jour ils l'ont coincé et ils se le sont approprié, comme un outil du pouvoir. Et toute la masse des gens pauvres s'est effondrée comme un soufflé, ils ne pouvaient plus s'identifier à personne, ils redevenaient comme des enfants, alors ils ont dessiné un enfant, et un enfant avec sa maman, et la maman est devenue de plus en plus grande, elle c'était Maria, donc, et c'est comme ça que l'Enfant Jésus est devenu le premier motif de l'art, lui mais pas le Messie victorieux.
"Ouvrir un gros livre et s'enfoncer dedans! La jungle sur une page, un fleuve impétueux de l'autre côté. Personne ne peut vous atteindre sur l'étroite corniche entre le Point et la Lettre Majuscule."
"Rien n'est plus vite terminé qu'une Caresse. Mais, de même qu'une odeur ou un son, une Caresse est le seul souvenir de la vie que l'on puisse emporter dans la mort, puisque les caresses de l'amour se font en une totale réceptivité. Le corps entier est un oeil, une oreille, une langue."
"c'était un soir d'été, avec les rayons obliques du soleil sur les champs verts, j'étais seul et triste. Et soudain quelque chose s'est passé, à travers mon corps s'est propagée une Chaleur qui était Présence en tout. Dans les feuilles, dans le blé. J'étais transparent comme la Musique. J'étais un Adagio. J'étais des notes, une partie nécessaire au morceau qui était joué et quand l'herbe et les arbres se sont penchés, j'ai su qu,il y avait quelqu'un dont les doigts légers, comme sur un clavier, parcouraient tout ce qui était vivant. On me jouait, Victor."
"Avec Solveig ç'avait toujours été la même chose: elle était en quelque sorte vêtue de musique, et c'était un habit qui n'irritait pas, le monde n'irritait pas Solveig. Elle avait réussi, presque, à introduire Aron lui aussi dans ces vêtements-là. Il commençait à y arriver, quand elle était morte."
"C'était son privilège d'enfant, car les enfants ne s'en sortiraient pas sans le don de pouvoir disparaître hors de la prison étroite de son corps; grandir, c'est s'éloigner de ce don."
"Dans son premier cahier noir de toile cirée, Sidner écrit:"Oncle Sleipner et tante Victoria se sont perdus dans la Forêt des Querelles. Les arbres y sont serrés. Ils buttent l'un sur l'autre sans arrêt. Je n'arrive pas à imaginer comment ils s'embrassent ou se câlinent. Il y a une telle différence entre leur mariage et celui de mes parents."
Je m'imagine très bien quel genre de soldat il est devenu, le frère de Tessa. Peut-être est-il devenu un héros, pour ce que ça veut dire. Ça doit être ça les héros : des gens qui ont enfin le droit de tuer, après en avoir rêvé toute leur vie.
Elle ne possédait en fait aucune connaissance sur l'art : c'étaient ses rêves de célébrité qui la poussaient à me forcer trop vite au-delà de mes propres possibilités et bientôt je ne fus plus qu'un élan abattu glissant sur la neige, attaché derrière le traîneau de son théâtre.