Citations de Grégoire Polet (134)
Et il y a une géopolitique dans l'association des mets et des vins. Pas seulement à la table des diplomates (où, en effet, l'on sert rarement un vin chypriote à l'ambassadeur de Turquie, à moins que, subtil et perfide, on n'ait pris soin de le carafe) et pas seulement à Vienne ou Prague, à la cour des empereurs (…).
C'est, par ailleurs, en ouvrant des restaurants que les communautés étrangères se donnent à connaître dans une ville et se rendent ou non sympathiques. En quelque sorte, ces restaurants de cuisine plus ou moins lointaine sont des délégations et des représentations régionales et nationales à la capitale ou à l'étranger. Leurs saveurs et leurs arts de la table viennent tels des ambassadeurs portant lettres de créance et cadeaux se présenter, sous des atours plus ou moins élégants et fastueux, au palais du pays qui les accueille.
La géopolitique du gourmand est capricieuse, utopique, pleine d'invention, faisant se toucher des pays éloignés (…).
(…) j'esquive, (…) et propose d'entendre ici, la gourmandise comme le poème de celui qui n'est pas poète, le tableau de celui qui n'est pas peintre. L'opéra de celui qui ne compose pas.
La gourmandise, tout le monde est d'accord là-dessus depuis longtemps, commence quand ce n'est plus l'estomac qui crie mais la bouche qui parle. Quand il s'agit moins de se rassasier que de se faire plaisir. C'est une affaire de bouche et de papilles, où l'estomac a peu à dire.
L'histoire de la faim est une histoire d'amour, qui commence par une séparation. La faim est une supplication, et manger, la tentative toujours frustrée de se réconcilier. Manger ne réconcilie pas, mais manger console. Et l'homme qui ne peut manger est un homme sans consolation.
À la place de la fille, il voit, plus loin, ce à quoi elle faisait écran dans le paysage : la statue de la Mercè, flottant au-dessus des premiers immeubles de la ville, au front de mer. Patronne de Barcelone et patronne des bateaux et de ceux qui vont dedans.
Il ne faut pas confondre la vie et les contes de fées. L'innocence et la pureté sont des facettes, des moments dans un processus complet, des états passagers et casuels d'un système en permanente métamorphose, comme le reste, ni plus, ni moins, que le reste. Le vrai c'est un point de vue, ou une réalité fortuite.
Parfois je me dis qu'il est téméraire de distinguer le parfaitement raté du parfaitement réussi. Il y a quelque chose de parfait dans les deux, une même force obscure qui les pousse et les fait fatalement sortir de l'ordinaire, et les deux destins, peut-être, se confondent.
- En tout cas, cé oune rouine. Dix-sept éro cinquante, cé pas oune ticket, cé oune braquage !
Je lui ai dit que, personnellement, ça ne me gênait pas qu'elle ait des relations homosexuelles avec des hommes, mais que je préférais, pour rester sain d'esprit, appeler cela de l'hétérosexualité...
On est avec les autres et c'est souvent les autres qui sont au centre.
Cela dit, si j'avais eu des enfants, je leur aurais appris à ne pas se plaindre, à ne pas se croire le centre du monde, à ne pas se laisser submerger, à ne jamais s'ennuyer: s'ennuyer soi-même, c'est quand même fou ! Etre son propre emmerdeur. Tu vois: "s'ennuyer". La langue française est bien faite. Tout est dit. Si tu t'ennuies, c'est que tu es ton propre ennemi.
Avec une sincère admiration dans la voix et dans le regard, et passant les deux mains dans ses boucles noires où les cheveux blancs sont soigneusement teints, Braquignoles déclare en traînant sur les syllabes:
- Ce type est une merde.
- Si c'en est une, alors le monde de l'art tout entier a mis le pied dedans.
- C'est un fait.
- Tu vois, Gérard, ce qui m'attriste dans ma reconversion à l'art actuel, c'est d'être obligé d'exposer et de vendre quatre-vingts pour cent de merde. Et de fréquenter quatre-vingts pour cent d'acheteurs imbéciles qui achètent des conneries parce qu'ils sont cons, parce qu'ils n'ont aucune idée, aucun autre repère que leur vague narcissisme inconscient.
Sur la table, dans les trois vases autour de la croix d'or blanc, l'eau des roses blanches est trouble et verdâtre. Edith se dit qu'elle va la renouveler. C'est important. Un pétale tombe sur la nappe. Une mouche se pose sur le mort.
- Et si tu n'es plus là, papa, qu'est-ce que je vais faire? Je suis une cruche, tu sais. Et une cruche qui fuit.
(...) jeudi, j'ai mon examen. Un oral. Peinture italienne de la Renaissance. Avec Conard.
- Conard ?
- C'est le nom du prof.
- Merde alors.
Le trafic, dans la rue, est complètement musical : en accordéon. Il se dilate, il se contracte ; il se dilate, avec des grondements en canon de moteurs qui se lancent ; il se contracte avec la flûte suraiguë d’un frein qui siffle et la polyphonie improvisée des coups de klaxon. Crescendo, decrescendo. Contrebasses quand il reprend, cuivres quand il s’arrête et klaxonne, le trafic promène dans les milliers de rues de Paris le cortège sans queue ni tête de sa fanfare hallucinée.
- Merde alors: l'amour! Tiens-toi prête! L'amour, c'est le plus bel accident de la vie. Une collision sacrée.