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Citations de Guadalupe Nettel (50)


De nombreuses années plus tard, on m’invita à faire partie du jury d’un concours de nouvelles qu’organise chaque année la revue chilienne Paula. Je visitai Santiago lors d’un voyage éclair, débordant d’activités. En parcourant les rues de la ville, je pensai à certains des enfants qui avaient partagé un bout de mon enfance.
Étaient-ils revenus dans leur pays après l’avènement de la démocratie ? Et,
si tel était le cas, que reconnaissaient-ils de ces rues rénovées et étincelantes qui furent le théâtre de persécutions pour leurs familles des années auparavant ? Je pensai à Ximena, bien sûr, et aussi à quelques personnes aux histoires vraiment tragiques, comme Javiera Enríquez, que j’ai connue plus tard, à l’adolescence, et qui a perdu toute sa famille quand elle avait quatre ans.
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De tous les recoins de cet espace, mon préféré était un arbre situé juste en
face de mon immeuble et dont les branches atteignaient l’appartement où
nous vivions. C’était un très vieux poivrier sauvage enraciné sur un
monticule de roche volcanique. Un arbre spectaculaire par la largeur de son
tronc et l’épaisseur de son feuillage. Y grimper me donnait une sensation à
la fois de défi et de sécurité. Convaincue que cet arbre ne permettrait jamais que je tombe de ses branches, je l’escaladais jusqu’à la cime avec une tranquillité ahurissante pour ceux qui regardaient d’en bas. C’était un refuge où il n’était pas nécessaire de courber le dos pour se sentir en sûreté. À cette époque, je ressentais le besoin constant de me protéger de mon environnement. Par exemple, au lieu de jouer sur la place avec les autres enfants, je passais mes après-midi au milieu des cordes à linge sur les toits où personne ne montait jamais. De même, je préférais accéder à notre appartement, situé au cinquième étage, par l’escalier du fond plutôt que par les ascenseurs où l’on risquait de se retrouver coincé pendant des heures avec n’importe quel voisin. En ce sens-là – bien plus que par l’aspect
physique –, je ressemblais en effet aux cafards qui se déplacent en général
dans les plinthes des maisons et les conduits souterrains des immeubles.
C’était comme si, à un certain moment, j’avais décidé de construire une
géographie alternative, un territoire secret à l’intérieur de cet ensemble à
travers lequel me promener à mon aise, sans être vue.
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Le passage à l’écriture se fit naturellement. Sur des cahiers à carreaux à la
mexicaine, je rédigeais des histoires dans lesquelles les protagonistes
étaient mes camarades de classe, que je faisais errer à travers de lointains
pays où ils subissaient toutes sortes de calamités. Ces récits me
fournissaient une occasion de vengeance dont je ne me serais privée sous
aucun prétexte. La maîtresse ne tarda pas à s’en rendre compte et, mue par
une solidarité étrange, elle décida d’organiser une sorte de réunion littéraire afin que je puisse m’exprimer. Je n’ai accepté de lire en public qu’après m’être assurée qu’un adulte resterait à mes côtés jusqu’à ce que mes parents viennent me chercher. J’imaginais que mes camarades seraient sans doute nombreux à vouloir me régler mon compte à la sortie de l’école. Mais les choses ne se passèrent pas comme je m’y attendais : alors que je terminais la lecture d’un récit où six petits camarades mouraient tragiquement en essayant de s’échapper d’une pyramide égyptienne, les enfants de ma classe applaudirent, exaltés. Ceux qui avaient joué un rôle dans l’histoire s’approchèrent de moi, satisfaits, pour me féliciter, et les autres me supplièrent de leur accorder une place dans la prochaine nouvelle. C’est ainsi que j’acquis peu à peu une place particulière au sein de l’école. Je n’avais pas cessé d’être marginale, mais cette marginalité n’était plus oppressive.
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À mi-chemin de cet entraînement, un fait important survint dans notre vie
familiale si bien structurée : un jour, peu avant les vacances d’été, ma mère
mit au monde Lucas, un enfant blond et potelé qui l’occupa passablement et parvint à la distraire de son activité correctrice au moins pour quelques
mois. Je ne parlerai pas beaucoup de mon frère car il n’est pas dans mon
intention de raconter ou d’interpréter son histoire, pas plus qu’il ne
m’intéresse de raconter ou d’interpréter celle de quiconque, à part la
mienne. Malheureusement pour mon frère et mes parents, une bonne partie de leur vie est entremêlée à ma biographie. Je souhaite néanmoins préciser que ce récit trouve son origine dans la nécessité que j’ai de comprendre certains faits. Ceux-là mêmes qui ont forgé cet amalgame complexe, cette mosaïque d’images, de réminiscences et d’émotions qui vivent en moi, se souviennent, me lient aux autres et trouvent refuge dans le stylo comme d’autres trouvent refuge dans l’alcool ou dans le jeu.
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Je veux que vous me disiez sans détour, chère docteur Sazlavski, si un
être humain peut sortir indemne d’un tel régime. Et si oui, alors pourquoi
n’est-ce pas mon cas ? Quand j’y repense, il n’y a là rien d’étonnant.
Beaucoup de personnes doivent subir au cours de leur enfance ce traitement
correctif qui ne correspond à rien d’autre qu’aux obsessions, plus ou moins
arbitraires, de leurs parents : “On ne parle pas comme ça, mais comme ci”,
“On ne mange pas de cette manière, mais de celle-ci”, “On ne fait pas ces
choses-là, mais celles-ci”, “On ne pense pas ça, mais ci.” La véritable
conservation de l’espèce consiste peut-être à perpétuer jusqu’à la dernière
génération d’humains les névroses de nos ancêtres, les blessures dont nous
héritons tel un second fardeau génétique.
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Le problème n’était pas l’espace, mais les autres enfants. Nous savions, eux
comme moi, qu’entre nous il y avait de nombreuses différences, et nous
rejetions mutuellement. Mes camarades de classe se demandaient,
suspicieux, ce que dissimulait le cache – sûrement quelque chose de
terrifiant pour qu’il faille le recouvrir – et, au moindre moment
d’inattention de ma part, approchaient leurs petites mains pleines de terre
pour tenter de le toucher. L’œil droit, qui, lui, était visible, éveillait curiosité
et confusion. Une fois adulte, il m’est arrivé quelquefois de croiser certains
de ces enfants à l’œil masqué, dans un cabinet d’ophtalmologie ou sur le
banc d’un parc, et j’ai reconnu en eux cette même anxiété, si caractéristique
de mon enfance, qui les empêche de se tenir tranquilles. Pour ma part, je
vois là une insoumission au danger et la preuve d’un grand instinct de
survie. Ils sont inquiets car ils ne supportent pas l’idée que ce monde
nébuleux leur échappe des mains. Ils doivent l’explorer, trouver leur
manière de se l’approprier. À mon école, il n’y avait pas d’autres enfants
dans ce cas, mais j’avais des camarades avec différents types d’anomalies.
Je me souviens d’une petite fille très douce paralytique, d’un nain, d’une
petite blonde avec un bec-de-lièvre, d’un enfant leucémique qui nous quitta
avant la fin de la primaire. Ensemble nous partagions la certitude de ne pas
être semblables aux autres et de mieux connaître la vie que cette horde
d’innocents qui, durant leur courte existence, n’avaient encore affronté
aucun malheur.
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Au fait, a-t-elle dit juste avant de raccrocher. Tu te souviens des pigeons qui vivaient sur ton balcon et d’à quel point cet oisillon te paraissait étrange ? Tu devrais en toucher un mot à Monica. Sans doute pourrait-elle t’en parler.
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En général, on apprend beaucoup des animaux avec lesquels on vit, même les poissons.
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Quiconque en a pâti sait que je n'exagère pas : les cafards finissent presque toujours par virer à l'obsession.

(dans la nouvelle "Nos ancêtres les cafards")
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[...] Les manies de Victor étaient elles aussi imperceptibles aux yeux du monde extérieur. Il fallait l'observer un certain temps pour se rendre compte qu'il faisait craquer ses doigts de façon compulsive - et pas pour une question de style, comme j'avais pu le croire au début - car son geste était naturel et le bruit du craquement presque inaudible. Et pourtant, passé les premiers mois, ce geste superflu et acceptable a commencé à m'être désagréable. Petit à petit, mon ouïe est devenue plus sensible au craquement.
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