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Citations de Guadalupe Nettel (50)


J'essayais de distinguer des formes dans les contours des nuages et je laissais le sommeil me gagner, en supposant que, sans m'en rendre compte, j'étais en train d'accéder au paradis.
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Blaise était le fils d’un dessinateur de bandes dessinées très connu en
France installé à Paris depuis de nombreuses années. Sa mère et lui vivaient
aussi au Jas-de-Bouffan, mais dans un quartier beaucoup plus propre et
coquet que le nôtre. Il aimait lire des bandes dessinées et était très au fait
des classiques et des nouveautés du genre. La littérature l’intéressait aussi,
mais pas au même degré. De temps en temps, nous nous recommandions
mutuellement certaines lectures, toujours en pensant aux goûts et aux
intérêts de l’autre. Je lui recommandai par exemple La Vie devant soi
d’Émile Ajar et Le Portrait de Dorian Gray, mais je ne lui aurais jamais
prêté Les Quatre Filles du Dr March, car je savais parfaitement que ce livre
l’aurait écœuré jusqu’à la nausée. Lui, il me recommanda Le Meilleur des
mondes d’Aldoux Huxley et ce fameux livre de Barjavel, mais ne me
suggéra jamais de lire Le Hobbit, son livre de chevet. Ma confiance en
Blaise était sélective elle aussi : alors que je m’abstins de lui confesser
l’histoire de la lettre, je lui révélai des aspects de ma vie que je n’évoquais
pratiquement avec personne, comme mon goût pour l’écriture. Je lui
racontai comment j’étais parvenue à me faire respecter de mes camarades
de primaire à Mexico en écrivant des horreurs à leur sujet. J’allai même
jusqu’à lui lire des extraits de mon journal.
— Tu devrais écrire plus sérieusement, me suggéra-t-il d’un air entendu.
Pourquoi n’écris-tu pas un roman sur ta vie ?
— Mais je n’ai que treize ans ! Il ne m’est encore rien arrivé.
— Écris sur ce qui t’arrive en ce moment même.
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Un samedi matin, Isabel et moi étions assis dans la cuisine, à bavarder. Nous avions mis du pain à décongeler dans le micro-ondes. Tandis qu’elle m’expliquait les avantages du nouvel insecticide, nous avons entendu des crépitations inhabituelles dans le four. Quand nous avons ouvert la porte, trois cadavres de cafards gisaient sur le gril.
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Dès que la mère de Ximena
ouvrit la porte, je vis le tableau sur le mur principal du salon. Cette peinture
possédait un pouvoir d’attraction comme seul peut en avoir un visage au
magnétisme puissant. En tout cas, ce fut l’effet qu’il eut sur moi. C’était
bien un portrait de notre arbre, si tant est que les arbres appartiennent à
quelqu’un. Sur les pierres volcaniques, des silhouettes d’enfants assis de
face ou de dos et dont on ne pouvait distinguer clairement les visages ; des
enfants songeurs qui ne jouaient pas ensemble. Des enfants comme elle et
moi. La peinture m’émut aux larmes. D’un coup, je revécus la sensation de
désarroi constant de ces années-là, mais, de même qu’à cette époque où
sangloter devant les autres était la dernière chose que je pouvais me
permettre, je me suis retenue. Les comportements acquis dans l’enfance
nous accompagnent toujours, et même si l’on est parvenu, à force de
volonté, à les maintenir à distance, tapis dans un recoin ténébreux de la
mémoire, ils nous sautent au visage quand on s’y attend le moins. Je
m’appliquai à regarder les autres peintures que me montrait la mère de
Ximena et à répondre poliment aux questions qu’elle me posait. La
conversation ne dura pas. Je crois que ni l’une ni l’autre n’était prête à
ouvrir les vannes des émotions par peur du torrent qui nous submergerait ;
elles affleuraient plutôt comme les pointes de deux icebergs qui se meuvent
sous la surface. C’était ma journée libre, mais j’étais là pour le travail, et je
ne voulais pas pénétrer dans cette zone de vulnérabilité qui s’impose chaque
fois que j’invoque avec des mots tous ces souvenirs, et dont je mets
plusieurs jours à m’échapper. Je ne souhaitais pas non plus l’importuner ou
la plonger dans un état similaire. Dans cette maison, Alejandro et moi avons
pris un thé en parlant littérature, et laissé mon fils jouer avec un tambour
marocain qui traînait là. J’appris que Paula, son autre fille, était aussi
revenue à Santiago, qu’elle était mère tout comme moi et qu’elle était fan
de Manu Chao. Puis nous sommes partis. Sans laisser d’autres traces qu’une
tétine oubliée.
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. En revanche, je n’ai jamais cessé d’écrire.
Mon genre littéraire de prédilection restait le conte fantastique, avec un
penchant pour le gore et l’épouvante, mais il pouvait aussi m’arriver de
composer quelque poème ou élégie pour un oiseau écrasé ou une plante
morte. Contrairement aux autres adultes, qui ne voyaient là qu’un
comportement enfantin inoffensif, aussi excentrique que passager, ma mère
en fit toute une montagne. Elle encensait chaque nouveau texte comme s’il
s’agissait d’une œuvre majeure et assurait que, dans ces paragraphes à
l’écriture penchée et ces dessins involontairement naïfs, se cachaient les
signes d’une puissante vocation. Bien souvent, surtout dans les périodes de
ma vie où je me suis sentie emprisonnée par cette obsession pour le
langage, par la construction d’un récit, et – plus absurde encore – par l’idée
de faire des lettres une profession, un gagne-pain, je lui ai reproché cet
enthousiasme démesuré. Peut-être serais-je plus heureuse aujourd’hui,
docteur Sazlavski, si je touchais un salaire mensuel chez IBM. Comment le
savoir ?
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Jusqu'alors, les champignons avait toujours été - pour moi en tout cas - des objets de curiosité qu'on voyait dans les dessins pour enfants, et que j'assimilais aux forêts et aux lutins. En tout cas, rien de semblable à cette rugosité qui donnait à l'orteil de ma mère l'apparence d'une huître.

(dans la nouvelle "Champignons")
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Les félins souffrent en revanche d'une réputation d'égoïsme et d'indépendance excessive. Je ne partage absolument pas cette opinion. Les chats, c'est vrai, nous sollicitent moins que les chiens et leur compagnie est en général beaucoup plus discrète, voire quasi imperceptible. Je sais néanmoins par expérience qu'ils peuvent faire preuve d'une formidable empathie envers les êtres de leur espèce ainsi qu'envers leurs maîtres. En réalité, les félins sont extrêmement versatiles et leur caractère peut embrasser l'ostracisme de la tortue comme l'omniprésence du chien.

(dans la nouvelle "Féline")
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[...]Je suis convaincue que nos poissons s'aiment, bien qu'ils ne puissent pas vivre ensemble.
D'où avais-je tiré cette conclusion ? Je n'en avais aucune idée. J'ai réfléchi un peu à notre couple de poissons. Je me suis demandé selon quel critère ils avaient été choisis dans l'animalerie afin de partager le bocal qu'on avait donné à Pauline. Probablement rien de plus que le hasard ou la différence de sexe. Peut-être étaient-ils nés dans le même aquarium et connaissaient-ils depuis toujours. Ou au contraire, peut-être ne s'étaient-ils jamais vus avant d'être plongés dans ce récipient rond qu'ils avaient si étroitement partagé. Pouvait-on parler de destin dans le monde des poissons ?

(dans la nouvelle "La vie de couple des poissons rouges")
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Il y a sûrement dans la vie de tout renifleur un moment de plénitude comme celui que j'ai connu cette fois-ci dans les toilettes pour dames du Mazarin. Je ne saurais dire si ce qui me procura autant de plaisir fut le marbre discret des meubles et du sol, le haut plafond permettant la libre circulation des odeurs ou bien le vaste cabinet où je me livrai à une exploration minutieuse.
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- Et qu'est-ce que tu fais de ton mariage ? ai-je demandé.
- Ta mère est aussi la mienne. Je suis revenu auprès d'elle car je lui appartiens, mais je ne suis plus celui que j'étais et, par conséquent, je ne peux lui apporter autant qu'avant. J'ignore s'il en sera toujours ainsi. Mais aujourd'hui je me sens comme cet animal que tu voulais empoisonner : un mort vivant. (Le serpent de Pékin, p. 120)
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Peut-être est-elle normale, cette impression continue que le sol s’échappe
sous mes pieds, ce sont probablement mes certitudes sur moi-même et les
personnes qui m’ont toujours entourée qui partent en fumée. Mon propre
corps, qui depuis des années a constitué l’unique lien crédible avec la
réalité, m’apparaît à présent comme un véhicule en décomposition, un train
dans lequel je me suis installée pendant tout ce temps, soumis à un voyage
très rapide mais aussi à une dégradation inévitable. Beaucoup des individus
et des lieux qui composaient mes paysages récurrents ont disparu avec un
naturel stupéfiant et ceux qui sont toujours là, à force d’accentuer leurs
névroses et leurs grimaces, sont devenus la caricature de ce qu’ils furent un
jour. Le corps où nous naissons n’est pas celui où nous quittons ce monde.
Je ne me réfère pas seulement au nombre infini de fois où nos cellules
mutent, mais à ses traits les plus distinctifs, ces tatouages et cicatrices
qu’avec notre personnalité et nos convictions nous lui ajoutons, à l’aveugle,
de notre mieux, sans cap ni tutelles.
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Je ne m’étais pas trompée en pensant que je ne serais plus la même
à mon retour à Mexico. Au cours de cette semaine et demie, un changement
important eut lieu en moi, bien qu’il ne fût pas immédiatement perceptible.
Mes yeux et ma vue étaient restés les mêmes, mais désormais ils
regardaient différemment. Après un long périple, je me décidai enfin à
habiter le corps où j’étais née, avec toutes ses particularités. En fin de
compte, c’était la seule chose qui m’appartenait et me reliait au monde de
façon tangible, tout en me permettant de m’en distinguer.
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Moi, en revanche, j’éprouvais la gêne indescriptible de celle qui vient de
se trahir elle-même en révélant tous ses secrets et, cependant, docteur,
malgré le malaise, je ressentais aussi une grande légèreté, comme celle que
j’ai pu expérimenter en vous racontant toutes ces choses. Le silence, comme
le sel, n’est léger qu’en apparence : en réalité, si on laisse le temps
l’humidifier, il pèse bientôt comme une enclume.
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Au Mexique, les classes sociales n’ont rien à envier aux castes en Inde.
Si le hasard veut qu’Untel naisse dans une famille de classe dominante, il
est probable qu’il ne côtoiera que rarement les masses populaires, sauf en
certains lieux et occasions exceptionnels tels qu’un stade de foot ou le
Zócalo le jour de l’Indépendance, la prison étant l’une de ces possibles
situations de rencontre.
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Contrairement au Jas-de-Bouffan, avec ses parcs et ses terrains de sport,
mon nouveau collège ressemblait à une prison. Et je le disais en
connaissance de cause. La couleur des élèves constituait une autre
différence notable : au lycée, étudiants comme professeurs étaient blancs,
au moins à quatre-vingts pour cent, fait plutôt curieux dans un pays à la
population essentiellement indigène. En revanche, ni le gardien ni les
employés de ménage ou de la cafétéria ne l’étaient, et cette caractéristique
accentuait encore plus le contraste. Il est vrai qu’il y avait aussi quelques
musulmans, mais ils étaient fils de diplomates et ne ressemblaient en rien à
ceux que j’avais fréquentés ces dernières années. Toutes ces choses si
manifestes pour moi, qui venais de l’extérieur, s’avéraient anodines pour
ceux qui vivaient depuis des années dans le milieu bourgeois mexicain.
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Non, docteur Sazlavski. Je pense que je ne garde aucune rancune contre
ma mère, mais j’avoue un sentiment d’amertume pour tout ce que notre
relation aurait pu être, qu’elle n’est pas et ne sera jamais, malgré les bons
moments que nous passons ensemble, malgré la complicité qui nous unit
souvent. Parfois, en particulier lorsqu’elle est prise d’une de ses crises
d’hypocondrie qui me laissent chancelante, j’imagine le jour de sa mort et
j’entrevois alors le vide insondable qu’elle laissera dans ma vie. Comme si
l’on annonçait soudain à l’obsessionnel capitaine Achab que la baleine s’est
définitivement échouée et qu’il ne pourra plus jamais la pourchasser.
Comme celle de Moby Dick, notre histoire est une histoire d’amour et de
rendez-vous manqué.
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Ils sont stupéfiants, les pièges de la mémoire. Je sais, par exemple, que je
dus ressentir une grande peine pour mon père en le voyant, à l’une de ces
tables, les yeux remplis de larmes à l’idée de nous revoir, et pourtant, mon
souvenir voudrait me faire croire que ce lieu austère et dépouillé n’était pas
si mal, et qu’être là-dedans n’était pas insupportable non plus, comme si en
truquant les images lointaines on pouvait diluer la douleur passée. Ce qui
blesse dans le souvenir, ce ne sont pas les circonstances, qui heureusement
n’ont plus cours, mais la seule reconnaissance de ce que nous avons ressenti
auparavant, et rien ni personne, pas même une amnésie ou le meilleur des
analgésiques, n’a d’effet là-dessus. La douleur reste dans notre conscience
comme une bulle d’air dont l’intérieur est intact, attendant qu’on l’invoque
ou, dans le meilleur des cas, qu’on lui permette de sortir. Après quelques
minutes de retrouvailles joyeuses et émues (apparemment, nous avions
beaucoup grandi et beaucoup changé depuis la dernière fois), mon père
commença à faire des blagues sur sa condition et sur l’endroit où nous nous
retrouvions. Il nous révéla les surnoms de quelques prisonniers et les
histoires les plus surprenantes et les plus terrifiantes que ceux-ci lui avaient
rapportées. Son odeur avait changé, mais il avait l’air sain et bien alimenté.
Ma grand-mère le souligna à plusieurs reprises. Il gardait l’incroyable sens
de l’humour qui l’avait toujours caractérisé et qui se manifestait souvent
dans les moments les plus pathétiques de notre histoire familiale, comme
les veillées funèbres, les attentes préopératoires ou les derniers jours des
êtres aimés. Quelqu’un qui ne le connaît pas aurait peut-être du mal à
comprendre : il ne s’agit en aucune façon d’une attitude frivole, mais d’une
capacité étonnante à prendre de la distance par rapport au moment présent
et à rire de soi-même. S’il évoqua la corruption des gardiens et la difficulté
qu’il avait à trouver là une compagnie agréable, il garda les pires histoires
pour une autre fois. Ce n’est que bien des années plus tard qu’il nous ferait
le récit des mauvais traitements et du racket qui avaient lieu ici et dont il
avait été témoin.
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J’avais la sensation à ce
moment-là d’une monumentale erreur, d’une de ces injustices arbitraires du
destin à laquelle nous devions faire face comme nous avions dû le faire
auparavant avec le divorce, la mort de Ximena ou le départ de ma mère
pour la France. Je ne sais ce que vous en pensez, docteur Sazlavski, mais,
pour moi, la soi-disant féerie qui caractérise l’enfance, selon la plupart des
gens, n’est qu’un de ces mauvais tours que nous joue la mémoire. Au-delà
des différences qu’il y a entre une vie et une autre, je suis convaincue,
docteur Sazlavski, qu’aucune enfance ne peut être totalement joyeuse. Les
enfants vivent dans un monde dont la majorité des éléments leur est
imposée. D’autres décident pour eux qui ils doivent côtoyer, le lieu où ils
doivent vivre, l’école qu’ils fréquentent, et même ce qu’ils doivent manger
chaque jour. Le fait que mon père soit prisonnier relevait du même ordre.
Pleurer ou ne pas être d’accord ne servait à rien.
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Comme chaque fois que des gens nouveaux
arrivaient, grand-mère se mit à déplacer ses affaires de pièce en pièce afin
de les réaménager. Les sacs et les chaussures des années 1940 circulèrent
derechef à travers les couloirs et le hall, en un mouvement difficile à
déchiffrer et encore plus à prévoir. Au demeurant, cette fois-ci, la vague
contenait un élément nouveau et inquiétant : parmi les coupures de presse,
les chapeaux et les vêtements qui dépassaient de tous ces cartons, je pus
reconnaître mes propres jouets. Apparemment s’était intégré à ce
capharnaüm tout ce que nous avions décidé de ne pas emporter en France.
Mon enfance faisait désormais partie de ce passé mouvant et à la fois
présent, telle une substance marécageuse prête à tout engloutir.
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Rien de tout cela ne parvint à
m’intéresser bien longtemps, jusqu’à ce que je lève les yeux et découvre
qu’il y avait, dans l’immeuble d’en face, juste à la hauteur de mon
appartement, par une symétrie ahurissante, une autre fille qui observait le
monde depuis sa fenêtre avec une expression aussi misérable que celle que
je devais afficher à ce moment-là. Elle s’appelait Ximena. Je la connaissais
de vue et elle me plaisait bien. À plusieurs reprises, je l’avais observée
traverser la rue avec cet air un peu absent qui la caractérisait. Cependant, je
peux dire que cette nuit-là je la vis pour la première fois, pas de la manière
indifférente dont on suit en général les allées et venues des voisins, mais
d’une façon réellement attentive, et avec empathie. Je ne pouvais en être
sûre, mais quelque chose me fit penser qu’elle aussi était en train de me
regarder. D’un coup, la distance qui séparait nos deux immeubles se
contracta et je sentis que, si j’avais voulu, j’aurais pu distinguer son souffle
sur la buée de la fenêtre, sentir sa respiration, comprendre ce qu’elle était en
train de vivre.
Cette nuit-là inaugura ce qui allait devenir une habitude : quand les
lumières s’éteignaient dans nos appartements respectifs, elle et moi nous
rendions sans faute à notre rendez-vous. Le rituel consistait à rester debout,
l’une en face de l’autre, et à s’accompagner ainsi jusqu’à ce que le sommeil
nous gagne. Jamais nous n’avons communiqué sur un mode plus orthodoxe,
ni là ni nulle part ailleurs, mais, consciemment ou non, avec Ximena je
sentais que, malgré l’absence de mes parents et l’absolue incertitude où se
trouvait mon avenir, il y avait quelqu’un dans le monde sur qui je pouvais
compter. Vous pouvez penser ce que vous voulez, docteur Sazlavski, je suis
convaincue – et aujourd’hui plus que jamais – que cette communication a
vraiment existé et d’une façon si profonde qu’elle a dépassé les limites
spatio-temporelles, comme cela arrive avec des personnes très proches. Je
savais d’elle bien peu de chose, mais suffisamment pour me faire une idée
de ses émotions. Je savais, comme je l’ai déjà dit, qu’elle était chilienne et
que depuis son arrivée à Mexico elle vivait dans cet immeuble avec sa mère
et sa sœur. Son père, lui, avait été criblé de balles par les hommes de
Pinochet avant d’avoir pu fuir Santiago. À la différence de Paula, sa sœur
aînée, qui était blonde aux yeux clairs et de caractère joyeux, Ximena était
taciturne. Ses cheveux et ses yeux étaient sombres, et probablement aussi
ses pensées. Peut-être se rappelait-elle avec nostalgie le temps où la paix
régnait dans son pays, dans sa famille et dans tous les souvenirs heureux
qu’elle conservait en son âme. Elle ne sortait presque jamais sur la place et
quand elle le faisait, ce n’était pas pour se joindre aux jeux des autres
enfants. Tout comme moi, elle aimait s’asseoir sur l’arbre qu’il y avait sur
le parking, mais plutôt que de grimper aux branches, elle restait sagement
assise sur les pierres et les racines. Ximena faisait de la peinture à l’huile. Je
l’avais parfois vue concentrée devant son chevalet, dans cette chambre qui
se dévoilait en partie à moi, grâce au pouvoir limité de mes jumelles. Quelle
relation entretenait-elle avec sa famille ? Dans quelle école allait-elle et
comment s’entendait-elle avec ses camarades de classe ? Ces questions et
des dizaines d’autres me traversaient l’esprit la nuit, tandis que je la
regardais depuis ma chambre. J’aimais aussi découvrir des affinités entre
nous, au-delà de ces rendez-vous à nos fenêtres, comme la couleur de nos
cheveux et le fait que, ni pour l’une ni pour l’autre, l’enfance n’était un
champ de fleurs.
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