La première fois que j'ai ouvert le livre, c'est dans le train vers Paris ... ce qui, avouons-le, est le meilleur endroit pour ouvrir un livre pour la première fois ! Et j'ai commencé à lire, en prenant de temps en temps des notes pour mon journal ...
Pour vous donner une idée de l'ambiance du récit, je vous recopie intégralement la première page (page 9 du livre) :
"J'attends dans le couloir, devant la porte de la directrice. Je regarde les photos de classe des filles de terminale accrochées au mur. Moi, je passerai mon bac dans cinq ans. Toutes les filles portent un chemisier blanc et la plupart ont des nattes. J'attrape ma natte, et je prends une résolution : je demanderai à poser sur la photo avec les cheveux détachés. J'enlève l'élastique, je lisse mes cheveux avec les doigts. Je les laisse pousser depuis un moment, ils commencent à être longs.
J'attends. Je regarde le parc par la fenêtre. De chaque côté de l'allée, il y a des oiseaux perchés en haut des peupliers dénudés. Ce sont des corneilles.
J'observe les corneilles. J'attends.
Je me demande ce que la directrice me veut.
Cela fait presque six mois que je suis à l'internat. Tout le monde est gentil avec moi, les élèves, les profs, les surveillantes. Elles sont désolées de ce qui est arrivé à mes parents.
Je regarde l'arbre. Je ne veux pas penser à eux. J'attends."
Voilà ... premières impressions ? On est donc en présence d'un récit à la première personne (mené par une jeune fille) et au présent. Son nom ? J'en suis arrivé à la page 323 ( sur 527) et je ne le connais toujours pas ... Ce que l'on sait d'entrée, c'est que cette jeune fille a perdu ses parents, sûrement d'une manière dramatique, d'où la compassion qui l'entoure. Ce que l'on sait aussi, c'est qu'elle est du genre à prendre des décisions et qu'elle NE VEUT PAS penser ...
Très vite moi j'ai pensé à Sofi Oksanen, l'auteure finlandaise de "Purge", je ne sais pas si vous connaissez : même mise à distance de la narratrice et du récit, avec une évacuation quasi-totale de l'expression des sentiments. Une écriture "objective" donc, qui confine parfois à la schizophrénie, comme si la narratrice se regardait agir et vivre. Ou peut-on même parler d'une écriture "autistique", comme pourrait le laisser penser le passage où la narratrice quitte l'internat (Pages 21 à 24) ? On verra plus loin que c'est un peu plus compliqué que cela ...
De même, pour rapporter les paroles des personnages c'est presque toujours le style indirect qui est employé. Un exemple page 17 :
"Grand-mère me dit qu'elle va m'aider à l'attacher à mon poignet. Je remarque seulement maintenant, quand elle me la prend des mains, que le bracelet est en métal. Grand-mère l'écarte avec ses doigts, la fait glisser sur mon poignet mais de façon à ce que le cadran soit placé à l'intérieur du poignet. Elle me dit que c'est comme ça qu'on doit porter sa montre. Elle ferme l'attache, le bracelet en métal s'enroule autour de mon poignet, il est si froid qu'il me donne la chair de poule. Grand-mère me dit que j'ai un joli poignet, tout fin, la montre me va très bien, elle est faite pour moi, il n'y aura même pas besoin d'ajuster le fermoir, elle me dit de regarder comme elle me va bien."
Et ce style indirect, plus ou moins libre, donne une curieuse impression de "déréalisation", comme si les personnages n'étaient pas tout-à-fait vivants, ou comme s'ils n'avaient d'existence qu'à travers ce que la narratrice dit d'eux ...
Avez-vous remarqué comme certains livres sont hospitaliers ? Très vite ils forment comme des bulles que l'on est tout content de retrouver, au sein desquelles on se trouve fort aise de se glisser ... Eh bien ce n'est pas du tout le cas avec "Le bûcher" ! D'abord c'est un livre qui se révèle assez vite inquiétant, où planent des ombres et des menaces ... comme dans "la scène des bougies" par exemple (pages 59 à 62) au cours de laquelle la narratrice se voit rangée, sans qu'elle n'y comprenne rien, au rang des "coupables" ... Et puis c'est un livre dont la lecture n'est pas facile. Pourtant les phrases sont courtes, et le vocabulaire assez simple, on devrait donc pouvoir le dévorer ! Eh bien non, ça ne marche pas. Moi qui aime pourtant ça, dévorer des pages que je lis en trois coups d’œil, j'ai été régulièrement obligé d'arrêter, de poser le livre, au bord de l'étouffement, de la suffocation ... Mais il n'empêche ... faut-il le préciser ? je n'ai pas pu faire autrement que d'aller jusqu'au bout !
C'est particulièrement vrai des longs passages (écrits en italiques) où c'est la grand-mère qui se remémore des scènes de son passé : son séjour à l'hôpital psychiatrique (pages 233 à 241) et la rencontre du grand-père, la nuit où elle a aidé sa meilleure amie, juive, à se cacher pour échapper aux poursuites (pages 275 à 282) ...
Et j'ai vraiment du mal à la saisir, cette narratrice qui grandit et qui devient peu à peu une jeune femme ... Je l'ai crue "autiste" mais voilà que je m'aperçois qu'elle peut ne faire qu'une avec ce qu'elle voit, comme si elle était douée d'une suprême empathie : c'est le cas d'un faucon (pages 307-309), ce qui lui donne une envie irrépressible de manger, elle aussi, une boîte de sardines, puis d'un sapin (pages 309-311) ...
Et c'est ainsi que souvent une autre réalité fait irruption dans le récit. cela peut venir des pratiques magiques de la grand-mère, du fantôme du grand-père, de tous ces morts qui sont là, quelque part, à portée de mémoire ...
Et bien sûr, comme pour la Hongrie, probablement comme pour tous les pays "ex-communistes", on pourrait parler du poids des ans, de toutes ces couches historiques successives empilées comme des couvertures et qui entravent (ô combien !) toute vision libre et dégagée du futur ... Mais curieusement ce n'est pas l'image qui m'est venue à la lecture du "Bûcher". En fait ces couches je les vois plutôt ici sous les pieds des personnages, et formant un empilement de tapis, parmi lesquels courent des forces obscures, souterraines, et pouvant déclencher à tout moment l'irruption d'un fait, d'un personnage, ou d'un souvenir ...
Voilà, le livre est fini ... C'est toujours un peu triste de quitter un livre avec qui on est resté quelques semaines. Il faut dire que j'ai fait le forcing ces derniers jours, comme si je n'avais pas envie de prolonger les adieux ...
"Les yeux de grand-mère s'ouvrent." Voilà les derniers mots du livre, mais est-ce pour vivre ou pour mourir ? Comme souvent une bonne part de liberté est laissée à l'interprétation du lecteur. Ceci est lié bien sûr au mode de narration choisi, entièrement confiné au point de vue la narratrice qui, de plus, se refuse catégoriquement à expliquer, et même d'une manière générale à penser, probablement pour ne pas donner prise à ces forces dont je parlais plus haut. Et c'est donc au lecteur de compléter les blancs du récit, de tenter de comprendre les non-dits.
Je n'ai pas encore parlé de la couverture de l'édition Gallimard, sur laquelle on voit une jeune fille dont le visage est entouré d'une couronne de fleurs des champs qu'elle soutient de ses deux mains. Maintenant que j'ai lu tout le livre, je trouve ce choix excellent ! On peut penser au "Printemps" de Botticelli, mais aussi à un rituel animiste dans lequel la jeune fille et les végétaux se confondent, ce qui fait précisément écho à plusieurs scènes du livre où la narratrice communie avec les forces de la nature. Et puis cette couronne végétale borne sa vision de chaque côté, et recouvre sa bouche, l'empêchant de parler. Là encore la correspondance avec la position de la narratrice et le style du récit me semble assez claire ...
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