L'émission "Le coup de coeur des libraires est diffusée sur les Ondes de Sud Radio, chaque vendredi matin à 10h45. Valérie Expert vous donne rendez-vous avec votre libraire Gérard Collard pour vous faire découvrir leurs passions du moment !
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Gérard Collard & Jean-Edgar Casel
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Onze ans après la parution de L’Origine, il fut temps : Darwin se vit obligé d’adjoindre à la sélection naturelle un deuxième moteur de l’évolution, la sexualité. Cela suscita l’approbation du Dr Beckett, le mécontentement d’Emma et la colère des évêques scandalisés, car enfin tout chrétien savait que c’était Dieu qui avait dessiné la beauté de ses créatures.
Charles, au moment où il aperçut ces trois silhouettes près de la clôture, était en train de réfléchir à ce que pouvait ressentir un Accenteur mouchet, Prunella modularis, quand il copule en un dixième de seconde plus de cent fois par jour. Cette question continuait de peser sur son âme, car il n’avait pas le moindre doute sur la capacité des animaux à éprouver des sentiments. Seulement, comment faire pour le prouver ? Lorsqu’il avait considéré d’une part la masse encore inexploitée de ses notes et listes de relevés, et d’autre part son âge avancé, il en avait eu des sueurs froides. Sans parler des protocoles inachevés concernant le comportement des coléoptères aveugles au moment de la pariade.
Mais voilà qu’il avait soudain d’autres soucis, car il assistait à l’intrusion de parfaits inconnus franchissant sa clôture. Dieu du ciel, qu’est-ce que cela pouvait bien signifier ?
Car si des montagnes pouvaient pousser insensiblement à partir des mers par d’innombrables rehaussements et emporter des coquillages vers le haut, alors les grandes périodes de temps, la progressivité et le changement continu étaient pour Charles les clés du monde. Et la Bible était un recueil de fables.
Il avait rangé sa personne dans la longue série allant de l'organisme unicellulaire, en passant par la filaire, l'escargot, l'orchidée et le ver de terre, jusqu'à Newton et à la reine Victoria. Dans ce ruban de vie qui relie tout et tous depuis des millions d'années et qui restreint chaque individu à ce que la nature a mis à sa disposition. Aucun chercheur n'avait le privilège d'étudier la nature avec d'autres moyens que ceux que lui avait accordés la nature elle-même. Et lui aussi, Charles Robert Darwin, en était donc réduit à se plonger dans l'étude de l’évolution avec le cerveau que l'évolution lui avait donné.
Des années auparavant, il avait déjà localisé au microscope puis dégagé les testicules et les ovaires dont était doté à parts égales chaque individu de l’espèce lombric. Il savait donc depuis longtemps que ces êtres étaient hermaphrodites et même tout à fait capables, même si le cas était rare, d’avoir une activité sexuelle solitaire et donc de féconder leurs ovules avec leur propre sperme.
Pendant que ces trois individus s’aidaient mutuellement pour que leurs redingotes et leurs pantalons ne restent pas accrochés à la clôture, Charles voulut essuyer ses gouttes de sueur et il s’étonna que sa main restât sèche, alors qu’il sentait nettement l’humidité sur son front. C’était déconcertant. Manifestement – Charles s’expliqua ainsi ce phénomène étrange – c’est qu’il était distrait. Tandis que les autres rajustaient leurs vêtements après leur escalade, il était étendu sur la chaise longue de son bureau, et il avait froid et chaud à la fois.
Une fois, il s’était même penché avec son patient sur une formule mathématique que Darwin manipulait en tous sens sans aboutir à rien. Beckett trouva l’erreur. Ensemble ils mirent la taille des bois des cerfs en chaleur en rapport avec la chance qu’ils avaient de devenir le mâle dominant – un chasseur avait fourni les chiffres –, et enfin fut démontré ce qu’il fallait démontrer, à savoir que la nature sait appâter et séduire, en faisant que l’amour et le désir laissent des traces visibles dans les plans selon lesquels se construisent les espèces.
A peine eut-il bu qu'il s'essuya la barbe et murmura : " Que le plus important moteur de l'évolution soit précisément le hasard, ce n'est pas satisfaisant. Bien que je ne doute pas une seconde que c'est bien le cas, moi-même je n'aime pas cette absence de finalité. Notre vie prend, du coup, ce petit arrière-goût désagréable d'une chose que personne n'a voulue. La terre, un gigantesque casino où la nature tantôt tire de bons numéros, tantôt rate son coup. Ressentir la vie de cette façon, rares sont les gens qui savent l'apprécier."
Puisqu'il se plaignait de douleurs de part et d'autre de l'épigastre, juste sous les côtes, le Dr Beckett lui palpa plusieurs fois l'hypocondre, sans rien trouver de pathologique.
Un soir, au dîner, il déclara que, dans les volières comme ailleurs, c'était l'œil de l'admirateur qui créait la beauté. Disant cela, il regardait son Emma en souriant.