Citations de Itamar Orlev (47)
Ne t'habitue pas à être jeune parce que ça passe drôlement vite.
"Tu te souviens, le jour de votre départ, à la gare, juste avant que vous montiez dans le wagon... tu te souviens de ce que tu m'as dit ?" a-t-il demandé.
J'ai répondu que non. "Tu m'as lancé un regard furieux et tu as refusé de monter. J'ai essayé de te pousser parce que le train allait partir, mais tu n'as pas voulu bouger. Tu avais les yeux pleins de larmes et tout à coup tu m'as dit d'une voix chevrotante "Maintenant tu es content, mais plus tard tu seras drôlement triste." Alors seulement tu as accepté de monter. Et en effet j'ai été triste, mon Tadoush, si tu savais comme j'ai été triste."
Sur l'escalier roulant, je me suis retourné plusieurs fois. Ma mère n'avait pas bougé, elle me suivait du regard. Sa petite silhouette en robe à fleurs s'éloignait de plus en plus, et tout à coup elle s'est écriée : "Dis-lui que je me souviens uniquement des belles choses."
Je suis sorti de la salle de bains. Nu et glabre, j'ai erré d'une pièce à l'autre à travers une maison déserte, silencieuse. Et puis, lentement, j'ai été gagné par une douce sérénité. Les couches de poussière et de suie qui s'étaient accumulées pendant des années se sont évaporées. Tout est devenu limpide, simple, accessible. Je suis allé dans la cuisine, j'ai attrapé une bière dans le frigo et je suis sorti comme ça dans le jardin. La nuit m'a pris dans ses bras. Je me suis assis sous le ciel piqué d'étoiles scintillantes, et j'ai eu l'impression d'être heureux.
Sa coiffure a continué à se défaire et sa chevelure a fini par tomber en cascade autour de son beau visage. Je me suis approché d'elle, tout près, j'étais suffisamment ivre pour chercher le réconfort de son corps, même si j'avais déjà compris que c'était en vain : nous étions deux étrangers qui tentaient de se consoler dans les bras l'un de l'autre tout en sachant pertinemment que ce ne serait pas là, pas sur ce lit, que nous trouverions notre salut.
Putain de Russes!
Oui, c'est ça, putain de Russes!
Tu sais, savoir se taire, c'est parfois plus important que de parler. Rester comme ça en silence sans se sentir mal, on ne peut y arriver qu'avec quelqu'un de très spécial.
La nuit, quand on dort ensemble, le cerveau se met en veille et n'impose plus à la chair un qui-vive inquiet et des gestes tranchants, il ne lutte plus, le cerveau, ne s'accroche plus à ses principes, se déleste de ses rancœurs, n'entraîne plus l'organisme à sa perte sous l'effet de pulsions autodestructrices. Le corps, dans sa quête et son besoin de chaleur, échappe à la tyrannie des neurones et trouve enfin, dans le silence, instinctivement, le corps de l'autre. Et le réconfort qui va avec.
Avec ses longs cheveux défaits qui lui couvraient les épaules, les chairs libérées qui révélaient leur moelleuse abondance, la grand-mère n'avait plus du tout la même apparence. Elle restait en caleçon long jusqu'aux genoux et se couchait à côté de moi, douce et plantureuse. De sa peau montaient des odeurs de transpiration, de foin, de bouse de vache et de lait acide tandis que son corps dégageait chaleur et gentillesse, me procurant un sentiment de sécurité originelle que je n'ai jamais retrouvé ailleurs que dans son lit.
ma mère, cette femme qui aurait été capable, rien qu'en soufflant, de faire chavirer tous les bateaux de guerre de la marine américaine impérialiste, d'après ce que disait d'elle notre voisin, Marian Lipska...
-Soixante six ans, c'est pas mal, c'est même un nombre palindrome.
-Ne m'emmerde pas avec tes grands mots, garde-les pour la prochaine nana que tu essaieras d'impressionner.
Il fallait que mon cerveau, sur lequel je peux toujours compter, mette de la distance entre moi et l'insupportable réalité, qu'il enferme les faits dans le bel emballage de la fiction. Emousser les sens, je ne vois pas comment subsister autrement, avec, peut-être, en guise de consolation, les merveilles de la vie, les instants du quotidien et la bonté - fragile enveloppe qui risque de craquer à tout moment, de voler en éclats à la moindre laideur.
el était mon rôle : être dans sa chambre en cas de besoin, m’asseoir à côté de lui sur une chaise ou m’allonger sur le tapis et m’endormir, peu importe, le principal c’était que je sois dans les environs, papa gardien, prêt à défendre le château fort qui les abritait, lui et sa mère. C’était leur droit et mon devoir, sauf que mes capacités s’étaient tellement amenuisées au fil du temps que j’ai fini par cesser d’essayer. Bien sûr, j’étais l’homme, et je le serai toujours, celui qui ouvre les bocaux quand personne n’y arrive, qui sait déboucher le lavabo, qu’on réveille à deux heures du matin pour aller voir ce que sont ces bruits en provenance de la salle de bain, de la porte d’entrée ou du jardin. Mais ce n’était pas ce que je voulais. Oui, moi, j’avais espéré être autre chose.
Bien plus tard, j’ai constaté que, toute notre vie, nous cherchons à obtenir une sorte de reconnaissance de notre père mais que, pour ce que j’en ai compris – et je ne comprends sans doute pas grand-chose‑, nous n’y arrivons quasiment jamais. Et peu importe que le père soit un fils de pute et un minable, on s’obstine, comme quand on était petit.
Qu’est-ce que tu veux ? Ici, tout le monde fait semblant de travailler, alors le gouvernement fait semblant de payer, comme ça, ça s’équilibre.
L’âge, ça ne compte jamais, pour rien. Pour la baise non plus. Et encore moins pour la castagne. Ce n’est qu’une question de capacité, et tant qu’on y arrive – on le fait.
C’est un garçon rondouillard, blond, avec une raie sur le côté et de bonnes joues bien rouges. Il ne sort jamais seul, il est toujours accompagné par quelqu’un de sa famille, parce que dans notre quartier, un tel enfant se promenant seul, ça ressemblerait à une sardine blessée dans une mer infestée de barracudas voraces.
Tante Nella avait un lourd passé d’alcoolique, tout comme son mari, un conducteur de train qui la frappait dès qu’il avait un coup dans le nez. À chaque fois, elle s’enfuyait et venait se réfugier dans notre appartement. Elle savait que c’était le seul endroit où il n’oserait pas la poursuivre. Au bout de quelques heures, quand il était enfin calmé, il débarquait chez nous, s’agenouillait à ses pieds et la suppliait de revenir.
Ma mère est debout à la fenêtre de la cuisine et fume une cigarette. La vaisselle sale du dîner s’entasse dans l’évier. Ola est plongée dans un roman. Anka fait ses devoirs. Robert et moi jouons au rami. Silence. Chacun vaque à ses occupations. Soudain, dans la cage d’escalier, le bruit d’une porte qui claque, puis des pas qui montent lentement. Mon frère se crispe. Maman lance un regard inquiet vers le seuil. Anka et Ola se figent et tendent l’oreille. Moi aussi j’écoute, ces pas s’approchent et se précisent, au bout de quelques instants on comprend avec soulagement que ce n’est pas papa. On peut donc retourner à nos activités, sauf qu’on sait très bien que plus il rentrera tard, plus il sera saoule. Ne nous reste qu’à espérer qu’il le soit au point de s’écrouler en chemin ou chez un de ses amis de beuverie.
Ma mère est une conductrice épouvantable. Elle roule trop vite et ralentit subitement sans raison. Elle est capable de changer de voie sans mettre son clignotant ni regarder dans le rétro, puis de vouloir retourner dans sa file initiale, mais en hésitant tellement qu’elle embrouille les conducteurs autour d’elle. Ou alors elle peut tout à coup dévier et rouler sur la bande d’arrêt d’urgence comme si c’était une voie normale.