Citations de J. M. Coetzee (472)
D'aussi loin qu'il s'en souvienne, depuis qu'on lui avait permis de vagabonder dans le veld hors de vue de la ferme, l'endroit le troublait: un cercle de terre nue, plane, dix pas de diamètre, le périmètre borné de pierres, un cercle où rien ne poussait, pas le moindre brin d'herbe.
La vengeance est comme un feu dévorant, plus il dévore, plus il a faim.
p 142
A son avis, qu'il se garde bien d'exprimer en public, la parole trouve son origine dans le chant, et le chant est né du besoin de remplir de sons l'âme humaine, trop vaste et plutôt vide.
p 10
— Je veux être un gagnant. Je veux gagner à tout prix.
— Tu es un enfant. Ton expérience est limitée. Tu n'as pas eu l'occasion de voir ce qui arrive aux gens qui essaient de gagner à tout prix. Ils deviennent pour la plupart des brutes, des tyrans. (page 29)
Nous avons vécu trop près l'un de l'autre pour nous aimer, M. Foe. Vendredi esr devenu mon ombre. Nos ombres nous aiment-elles, même si elles ne sont jamais séparées de nous ?
[...] il m'arrivait de retenir mon souffle et se plonger ma tête sous l'eau dans le seul but de savoir ce que c'était que le silence. En Patagonie le vent souffle toute l'année sans relâche, et les Patagons ne se cachent pas la tête, pourquoi donc le fait-elle ? Mais les Patagons, qui ne connaissent d'autre séjour que la Patagonie, n'ont nulle raison de penser que le vent ne souffle pas sans relâche à toutes saisons dans toutes les parties du globe ; alors que je sais, moi, qu'il n'en est rien.
Les meilleurs souvenirs qu’il a d’elle restent ceux des premiers mois où ils étaient ensemble : les nuits d’été passionnées à Durban, les draps humides de sueur, et le corps pâle et effilé de Rosalind qui se contorsionnait dans les affres du plaisir, ou de la douleur, il n’en savait trop rien. Sensuels, l’un et l’autre : c’est ce qui les a unis, pour un temps.
Sans lui, elle n’est rien : une femme qui a passé la fleur de l’âge, sans avenir, qui finit ses jours dans l’ennui d’une ville de province, faisant des visites et recevant des amies, massant les jambes de son père quand elles le font souffrir, dormant seule. Trouvera-t-il dans son cœur de quoi aimer cette femme ordinaire, quelconque ?
- [...] Mais moi, je dis que tous autant que nous sommes nous regrettons ce que nous avons fait quand nous nous faisons prendre. C’est alors qu’on regrette. Mais la question n’est pas de savoir si l’on regrette. La question est de savoir ce qu’on a appris. La question est de savoir ce qu’on va faire maintenant qu’on regrette.
Le soir tombe. Ils n’ont pas faim, mais ils se mettent à table. Manger est un rite, et les rites rendent les choses plus faciles.
La menstruation, l’accouchement, le viol et ses séquelles : des affaires de sang ; le fardeau qu’une femme doit porter, le domaine exclusif des femmes.
La vérité est que cela ne lui plaît pas d’imaginer sa fille dans des étreintes passionnées avec une autre femme, et une femme moche qui plus est. Mais serait-il plus content si c’était un amant? Que souhaite-t-il au fond pour Lucy? Non pas qu’elle reste pour toujours une enfant, pour toujours innocente, pour toujours à lui – certainement pas. Mais il est père, c’est son lot, et en vieillissant un père se tourne de plus en plus – c’est inévitable – vers sa fille. Elle devient son deuxième salut, la fiancée de sa jeunesse revenue au monde. Il n’est pas étonnant que dans les contes de fées les reines s’acharnent sur leurs filles jusqu’à ce que mort s’en suive.
Bev Shaw ne lui a guère plu, une petite femme affairée, rondelette, avec des grains de beauté noirs, des cheveux drus, coupés très court, et pas de cou. Il n’aime pas les femmes qui ne se donnent pas la peine d’être séduisantes. Il a déjà éprouvé ce genre de réticence envers les amies de Lucy. Il n’y a pas de quoi être fier de ça : c’est un préjugé qu’il a dans sa façon de voir, un préjugé solidement ancré dans sa tête. Sa tête est devenue le refuge de vieilles idées, qui flottent là, stériles, indigentes, n’ayant nulle part où aller. Il devrait les chasser, faire le ménage. Mais peu lui importe de passer le balai là-dessus, ou du moins cela ne lui paraît pas assez important pour s’en donner la peine.
Elle lui offre le thé. Il a faim et il dévore deux énormes tranches de pain avec de la confiture de figue de Barbarie, faite maison aussi. Il sent les yeux de Lucy fixés sur lui pendant qu’il mange. Il faut qu’il fasse attention : rien ne dégoûte plus un enfant que de voir fonctionner le corps de son père ou de sa mère.
Quand quelqu'un connaît le pire sur notre compte, le pire et le plus blessant, et, plutôt que nous le lancer à la figure, le garde pour lui et continue à nous sourire et à faire de petites plaisanteries, on appelle ça l'affection. p. 241
Un souvenir lui revient : le moment sur la moquette où il a brutalement relevé son pull et découvert ses petits seins pommés, parfaits.
Comme elle lui donne du plaisir, qu’elle ne manque jamais de lui donner du plaisir, il s’est peu à peu pris d’affection pour elle. Et il croit que, dans une certaine mesure, cette affection est réciproque. L’affection n’est pas l’amour, mais ces sentiments entretiennent une relation de cousinage.
Combien de ces ouvriers dépenaillés qu'il croise dans la rue sont les auteurs secrets de travaux qui leur survivront ? Une sorte d'immortalité, une immortalité avec ses limites, n'est pas si difficile à s'assurer ; après tout. Pourquoi alors s'entête -t-il à noircir du papier, avec le vague espoir que des hommes qui ne sont pas encore nés prendront la peine de le déchiffrer ?
Son père n'éprouve que dédain pour le continent qui s'étend au nord de chez eux. Des bouffons, c'est le mot dont il qualifie les chefs d'Etat africains : des tyrans au petit pied qui savent à peine écrire leur nom, et que des chauffeurs mènent de banquet en banquet, affublés d'uniformes d'opérette clinquants de médailles qu'ils se sont décernées. L'Afrique : continent de crève-la-faim sous la houlette de bouffons sanguinaires.
Pour le meilleur et pour le pire, ils se trouvent tous sur le même esquif qui prend l’eau appelé la vie, sans illusions, à la dérive sur une mer d’obscurité indifférente (que de métaphores elle file, cette nuit !). Peuvent-ils apprendre à vivre ensemble sur leur bateau sans se dévorer les uns les autres ?