Parler à quelqu'un, le regarder, c'est regarder son visage. Quelqu'un, c'est un visage. Y penser, c'est penser à son visage, pas à son corps, sinon dans le désir.
Mais mon chéri, il y a si peu de choses
qui se terminent vraiment.
Qu'est-ce que la plupart des vies
sinon une série d'épisodes incomplets ?
Truman Capote
Je vis désormais en reclus. Dans ce qui me sert de chambre, la plupart du temps. J’ai installé mon lit et ma bibliothèque dans la cuisine-cave. C’est une spécialité architecturale d’ici dans laquelle je me retrouve très bien. Ni cuisine, ni cave, elle est à l’image de cette ville, de ce petit pays ni chaud ni froid, ni bon ni mauvais, en tout cas pas plus que les autres. Vivre sous ses nuages est mon héritage maternel. Pays paisible, pays pour rire, disent ceux d’ailleurs, mais c’est sans doute qu’ils sont jaloux. Pays où la bien-pensance fait d’une certaine qualité de silence, d’un certain genre de mutisme, un devoir. Pays où les peintres font les ombres avec du brun et du noir tant qu’ils n’ont pas vu la Méditerranée. Neutre, oui. Qu’importe ici ou là, nous sommes « enfermés sur la terre » quel que soit le pays. Pas tout à fait vrai, pas tout à fait souterrain, mon sous-sol est à son image. (p. 85)
Toute ma vie est passée. Et elle était entre les parenthèses de ça. Derrière la vitre de ça. De ces récits inavouables. De cette histoire irracontable, même par moi qui n'y étais pas. L'histoire d'un de ces paumés, revenus étrangers, cabossés comme tous les autres, comme ce chat, c'est l'histoire tout court. Peut-être pas tout à fait vraie, mais pas fausse non plus. C'est tuer des gens. Broyer des vies. Le crime était collectif, mais chacun l'a commis seul. Chacun s'est retrouvé seul avant, pendant, après. Tout seul avec ce qui s'est passé, tout seul devant l'horreur. On est aussi seul quand on la commet que quand on la subit.
Histoire d'un criminel de guerre.
Au mieux, le peintre donne à voir, à travers la personne nue, le regard qu'il a eu sur elle. Il y a aussi ce que le modèle attendait de ce regard-là et qui modifiera, malgré elle peut-être, son attitude.
Couvrez-moi des regrets de ceux qui n'ont rien fait. Recouvrez-moi de noir. Redonnez-moi la nuit. Il n'y a pas de soleil pour les gens comme moi. Que personne ne me sache ni ne voie qui je suis.
Je peins une femme qui es là.
Non comme un modèle qui attend plus ou moins que ça passe, mais une personne vraie, belle ou non, jeune ou pas, sans mise en scène, sans gestes avantageux, sans dispositif autre que le fait qu'elle se tient debout devant moi dans le but d'être regardée et puis peinte.
Nous sommes dans un jeu de miroirs, de fragments où personne ne se voit tout entier. Mais à tenir les autres à distance, c’est moi-même que j’enferme. Les autres sont mes barreaux. P 15
La faute du père, tu sais, tu sais, ça écrase le fils. Le fils reprend la faute et la fuite du père. C’est un fardeau commun, pas tout à fait secret, un fardeau de famille. Un fardeau comme un autre. Tu devais te cacher, nous devons nous cacher. Personne ne doit te voir. Personne ne nous verra. Nous voir, c’est voir la faute. Un père est quelquefois un Cain sans Abel. (p. 63)
Il est tout seul. Je suis tout seul. Je suis le genre humain traînant au milieu de rien. Il faudrait dire « il » mais lui, c’est aussi moi. C’est moi autant que je suis « il ». Sujet de quoi ? Je suis le genre humain traînant parmi la neige, traînant parmi les fleurs des poèmes anciens et leurs couleurs, encore, sont celles de l’aurore. Je suis et fils et père. (p. 82)