Citations de Jacques Roumain (79)
« La haine, la vengeance entre les habitants. L'eau sera perdue. Vous avez offert des sacrifices aux loa, vous avez offert le sang de poules et des cabris pour faire tomber la pluie, ça n'a servi à rien. Parce que ce qui compte c'est le sacrifice de l'homme. C'est le sang du nègre. Va trouver la réconciliation, la réconciliation pour que la vie recommence, pour que le jour se lève sur la rosée ».
-Le bon Dieu, n'a rien à voir là- dedans.
-Ne déparle pas, mon fi.Ne mets pas de sacrilèges dans ta bouche.
La vieille Délira, effrayée se signa.
-Je ne déparle pas, maman. Il y a les affaires du ciel et il y a les affaires de la terre : ça fait deux et ce n'est pas la même chose. Le ciel, c'est le pâturage des anges ; ils sont bienheureux ; ils n'ont pas à prendre soin du manger et du boire.Et sûrement qu'il y a des anges nègres pour faire le gros travail de la lessive des nuages ou balayer la pluie et mettre ma propreté du soleil après l'orage, pendant que les anges blancs chantent comme des rossignols toute la sainte journée ou bien soufflent dans de petites trompettes comme c'est marqué dans les images qu'on voit dans les églises.
Après-midi
Des moucherons brunissent, mandolines
minuscules, Sagaies fines
des Palmiers - éventails
immobiles dans le Temps figé.
Le soleil filtre à travers les arbres, en barres
d'or. Un enfant quelque part
crie.
Chaque minute comme un siècle d'ennui
baille.
Délira, elle, lavait les plats. Elle chantait, c'était une chanson semblable à la vie, je veux dire qu'elle était triste : elle n'en connaissait pas d'autre. Elle ne chantait pas fort et c'était une chanson sans mots, à bouche fermée et qui restait dans la gorge comme un gémissement, et pourtant son coeur était apaisé depuis qu'elle avait causé avec Manuel, mais il ne savait d'autre langage que cette plainte douloureuse, alors que voulez-vous, elle chantait à la manière des négresses ; c'et l'existence qui leur a appris, aux négresses, à chanter comme on étouffe un sanglot et c'est une chanson qui finit toujours par un recommencement parce qu'elle est à l'image de la misère, et dites-moi, est-ce que ça finit jamais la misère ? Si Manuel entendait ses pensées, il l'attraperait ; lui, voit les choses dans une lumière de joie, une lumière rouge ; il dit que la vie est faite pour que les hommes, tous les nègres aient leur satisfaction et leur contentement ; peut-être bien qu'il a raison : un jour s'en va et un jour viendra qui apportera cette vérité, mais en attendant, la vie est une punition, voilà ce qu'elle est, la vie.
Pendant un bon moment, tout sembla endormi et seul le chant berçait le silence qui est le sommeil du bruit.
Gervilen éclata de rire. Son rire était effrayant à entendre. C'était comme si on déchirait une feuille de tôle rouillée.
- Ne m'appelle pas Simidor. Appelle-moi Antoine ; c'est mon nom. Vois-tu, compère, quand tu dis : Simidor, ça me fait songer au temps longtemps. C'est amer ces souvenances-là, c'est amer comme le fiel.
Je dis vrai : c'est pas Dieu qui abandonne le nègre, c'est le nègre qui abandonne la terre et il reçoit sa punition : la sécheresse, la misère et la désolation.
- Je ne veux plus t'entendre, fit Délira secouant la tête. Tes paroles ressemblent à la vérité et la vérité est peut-être un péché.
L'entraide, c'est l'amitié des malheureux, n'est-ce pas.
Ce qu'une main n'est pas capable, deux peuvent le faire. Baillons-nous la main. Je viens vous proposer la paix et la réconciliation. Quel avantage avons-nous d'être ennemis ? Si vous avez besoin d'une réponse, regardez vos enfants, regardez vos plantes : la mort est pour eux, la misère et la désolation saccagent les Fonds-Rouge. Alors, laissez la raison parler. Le sang a coulé entre nous, je sais, mais l'eau lavera le sang et la récolte nouvelle poussera sur le passé et mûrira sur l'oubli. Il n'y a qu'un moyen de nous sauver, un seul, pas deux : c'est pour nous de reformer la bonne famille des habitants, de refaire l'assemblée des travailleurs de la terre entre frères et frères, de partager notre peine et notre travail entre camarades et camarades.
- Si ça prend, les femmes vont rendre leurs hommes sans repos. Les plus récalcitrants vont se fatiguer de les entendre jacasser toute la sainte journée, sans compter la nuit: de l'eau, de l'eau, de l'eau... ça va faire une sonnaille de grelots sans arrêt dans leurs oreilles : de l'eau, de l'eau, de l'eau... jusqu'au moment où leurs yeux verront vraiment l'eau courir dans les jardins, les plantes pousser toutes seules, alors ils diront : Bon, oui, les femmes, c'est bien, nous consentons.
- La confiance, c'est presque un mystère. Ca ne s'achète pas et ça n'a pas de prix; tu ne peux pas dire : vends m'en pour tant. C'est comme qui dirait une complicité de coeur à coeur : ça vient tout naturel et tout vrai, avec un regard peut-être et le son de la voix, ça suffit pour savoir la vérité ou la menterie.
Les femmes étaient les plus enragées : elles étaient véritablement déchaînées. C'est qu'elles étaient les premières à savoir qu'il n'y avait rien à mettre sur le feu, que les enfants pleuraient de faim, qu'ils dépérissaient, les membres grêles et noueux comme du bois, le ventre énorme. Elles en avaient parfois la tête dérangée et elles s'injuriaient, à l'occasion, avec des mots que ça n'est pas permis. Mais les injures des femmes, ne tirent pas à conséquence, ce n'est que du bruit fait avec le vent. Ce qui était plus grave, c'était le silence des hommes.
Une circulation rythmique s'établissait entre le coeur battant du tambour et les mouvements des hommes : le rythme était comme un flux puissant qui pénétrait jusqu'au plus profond de leurs artères et nourrissait leurs muscles d'une vigueur renouvelée.
Il s'assied ; il est chez lui, avec les siens, ramené à son destin : cette terre rebelle et sa barranque altérée, ses champs dévastés et, sur sa colline, la crinière revêche des plantes dressées contre le ciel intolérable comme un cheval cabré.
Cependant la fête se poursuivait. Les habitants oubliaient leur misère : la danse et l'alcool les anesthésiaient, entraînaient et noyaient leur conscience naufragée dans ces régions irréelles et louches où les guettait la déraison farouche des dieux africains.
Et lorsque vint l'aube, les tambours battaient encore sur l'insomnie de la plaine comme un cœur inépuisable.
La vie, c'est la vie, dit-il enfin sentencieusement.
"Oui, c'est bien vrai songe Manuel. La vie, c'est la vie : tu as beau prendre des chemins de traverse, faire un long détour, la vie c'est un retour continuel. Les morts, dit-on s'en reviennent en Guinée et même la mort n'est qu'un autre nom pour la vie. Le fruit pourrit dans la terre et nourrit l'espoir de l'arbre nouveau.
Quand, sous le matraquage des Gardes Ruraux il sentait ses os craquer, une voix inflexible lui soufflait : tu es vivant, mords ta langue et tes cris car tu es un homme pour de vrai, avec ce qu'il faut là où il faut. Si tu tombes, tu seras semé pour une récolte invincible.
Si l'on est d'un pays, si l'on est né, comme qui dirait : natif-natal, eh bien, on l'a dans les yeux, la peau, les mains, avec la chevelure de ses arbres, la chair de sa terre, les os de ses pierres, le sang de ses rivières, son ciel, sa saveur, ses hommes et ses femmes : c'est une présence ineffaçable, comme une fille qu'on aime : on connaît la source de son regard, le fruit de sa bouche, les collines de ses seins, ses mains qui se défendent et se rendent, ses genoux sans mystères, sa force et sa faiblesse, sa voix et son silence.
Vers les onze heures, le message du coumbite s’affaiblissait : ce n’était plus le bloc massif de voix soutenant l’effort des hommes ; le chant hésitait, s’élevait sans force’, les ailes rognées. Il reprenait parfois, trouvé de silence, avec une vigueur décroissante. Le tambour bégayait encore un peu, mais il n’avait plus rien de son appel jovial, quant à l’aube, le Simidor le martelait avec une savante autorité.
« -Le Seigneur, c'est le créateur, pas vrai ? Réponds : Le Seigneur, c'est le créateur du ciel et de la terre, pas vrai ?
Elle fait : oui ; mais de mauvaise grâce.
- Eh bien, la terre est dans la douleur, la terre est dans la misère, alors le Seigneur c'est le créateur de la douleur, c'est le créateur de la misère. »