"Duelling banjos" extrait de "Délivrance" (John Boorman - 1972)
Bobby versa à tout le monde un bourbon bien tassé. Pendant que nous buvions, Lewis alluma du feu à l’abri d’un tas de pierres qu’il avait déterrées sur place ou ramassées autour des tentes. Il avait apporté des steaks. Il fit une flambée, la laissa retomber un peu, puis y posa la viande dans une poêle beurrée.
Le fumet était exquis. Tout le monde se resservit à boire et s’assit sur la rive en regardant briller sur l’eau le feu incertain et têtu. La peur, le parfum d’aventure et la perspective du repas se confondaient en moi. Nous ressentions une sorte de bien-être à savoir que là où nous étions – quoi qu’il se passât ailleurs – personne ne pourrait nous trouver, que la nuit nous entourait et que nous ne pouvions rien y faire.
Je m’allongeai et me laissai porter par la rivière, vers les cauchemars et les sueurs nocturnes qui viendraient plus tard, pas ici, pas encore.
Il existe, à la base de la vie humaine, un principe d'insuffisance.
Georges Bataille
C'est le genre de fantaisie qui prend les pères de famille de temps à autre. Mais la plupart se croisent les bras en attendant simplement que ça leur passe.
La chute faisait facilement deux mètres de haut et le seul endroit par où un canoë pouvait se faufiler était un entonnoir dans lequel la rivière entière venait se comprimer puis duquel elle jaillissait comme un geyser, propulsée contre les rochers, cognant, fumant, tel un monstre phénoménal enchainé à un roc.
Quand j'avais fais le chargement, je n'avais pas prêté attention à l'eau de la rivière, mais maintenant j'en avais conscience ; elle donnait la sensation de la profondeur, son mouvement était le résultat des millénaires et de la composition des sols sur des centaines de kilomètres, en amont comme en aval. Il était si bon de se tenir debout au milieu du courant, de le sentir si frais, si divers, si continu, si vital et si libre autour de mon sexe, que je ne pouvais plus m'en arracher.
- Prenons une bière, dis-je.
La nature se dépliait dans le silence. Je me dis que c’était le moment d’avoir peur, et la peur vint aussitôt. Ce qui me saisit le plus, ce fut la magnifique impersonnalité du paysage ; je n’aurais pas cru qu’elle pouvait me frapper ainsi tout d’un coup, ni avec une telle force. Ce silence et ce bruit du silence n’avaient rien à voir avec nous. Ils n’avaient rien de commun avec la petite ville où nous venions de passer, avec son pauvre éclairage dans la nuit de la montagne, ses cafés, ses visages de paysans dans la lueur lasse des fils électriques bricolés sur la place, son unique cinéma où l’on projetait un vieux film qui passait en émission de nuit sur les écrans de télévision de la grande ville.
Je touchai la garde du coutelas que je portais à ma ceinture et me souvins que tous les hommes avaient d'abord été des petits garçons et que les petits garçons avaient toujours exploré toutes sortes de chemins pour devenir des hommes.
De toute façon, la sodomie est punie de la peine de mort dans cet État. Et sous la menace d'un fusil...
La rivière était très froide ; on eût dit qu’elle charriait encore de la neige et des glaçons. Mais c’était une eau merveilleusement limpide et vivante ; elle se brisait autour de vous comme du verre et se ressoudait intacte. Je nageai un peu dans le sens du courant ; j’aurais volontiers renoncé à tout effort humain – j’étais las de tous les efforts surtout les miens – et continué à descendre mort ou vif au fil de l’eau.