"Paris quand même", Jean-Christophe Bailly, La fabrique
Présentation de l'éditeur :
Le sujet de ce livre, ce sont les atteintes dont Paris et notamment son coeur ont été victimes ces derniers temps. A la destruction systématique de quartiers entiers qui a été la marque des années 60 à 90 du siècle dernier a succédé une forme plus subtile mais qui étend son emprise au point de rendre méconnaissables des pans entiers de la ville, littéralement offerts à l'exhibition capitaliste et à la servilité qu'elle appelle. Mais à cette ville qui est à la fois celle du pouvoir et celle qui se vend continue de s'en opposer une autre, indifférente aux formes réifiées du patrimoine, qui continue de se vivre comme le champ d'une expérimentation quotidienne. Cette lutte entre une ville prête à réciter la leçon que les « décideurs » lui imposent et une ville consciente de ce qu'elle a porté dans l'histoire et qui se réinvente à partir de ses traces, Paris quand même la décrit à travers trente-sept courts chapitres qui sont autant de promenades où, d'un quartier à un autre, d'un désastre à un miracle, l'on passe de l'effarement à la joie, de la colère à l'émerveillement, et du ton du pamphlet à la logique filée de la glissade.
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Avec la quête de la nourriture, les actes de la reproductions sexuée constituent l'autre grande contraction vitale du monde animal et, par conséquent, l'autre grand terrain sur lequel la vision qui tend à réduire ce monde à la seule mesure de l'instinct a pu prospérer. Pourtant, pas plus que chez les humains la sexualité ne s'épuise, chez les animaux, dans la ligne droite et "instinctive" du coït. Si toutefois quelque chose comme la sexualité animale existe : ici plus qu'ailleurs encore, en effet, il faut tenir compte de l'extravagante diversité des formes et des modes d'existence et compter avec des écarts phénoménaux d'une espèce à une autre, pour autant que leurs comportements nous soient connus, ce qui est loin d'être le cas pour bon nombre d'entre elles. Mais pour ce que nous pouvons en apercevoir, le comportement des animaux désirants, de bien d'entre eux en tout cas, et très divers, loin de se réduire à une pure fascination ou stupeur, en passe par des rituels complexes, par des procédures élaborées d'approche et de séduction, par des rivalités. De la parade à l'offrande et de la caresse au combat, la geste amoureuse des bêtes semble être tramée elle aussi par le jeu et par l'épopée.
Or ce qui m'est arrivé cette nuit-là et qui sur l'instant m'a ému jusqu'aux larmes, c'était à la fois comme une pensée et comme une preuve, c'était la pensée qu'il n'y a pas de règne, ni de l'homme ni de la bête, mais seulement des passages, des souverainetés furtives, des occasions, des fuites, des rencontres. Le chevreuil était dans sa nuit et moi dans la mienne et nous y étions seuls l'un et l'autre. Mais dans l'intervalle de cette poursuite, ce que j'avais touché, justement, j'en suis sûr, c'était cette autre nuit, cette nuit sienne venue à moi non pas versée mais accordée un instant, cet instant donc qui donnait sur un autre monde. Une vision, rien qu'une vision - le "pur jailli" d'une bête hors des taillis - mais plus nette qu'aucune pensée.

Peu de temps après qu'elles furent redécouvertes et dégagées lors du percement de la rue Monge, il fut question de détruire les arènes de Lutèce pour installer à leur place un dépôt de tramway. Victor Hugo, alerté, adressa alors le 27 juillet 1883 une lettre au président du conseil municipal en le pressant vivement de sauver ces rares vestiges. Il le fit avec l'autorité qui était la sienne vers la fin de sa vie et avec sa force rhétorique habituelle, qui ne dédaignait pas une certaine simplification : "Il n'est pas possible que Paris, la ville de l'avenir, renonce à la preuve vivante qu'elle a été la ville du passé. Le passé amène l'avenir. Les arènes sont l'antique marque de la grande ville. Elles sont un monument unique. Le conseil municipal qui les détruirait se détruirait en quelque sorte lui-même." Mais par-delà la tribune, la leçon - qui porta - est juste, et elle l'est d'autant plus si l'on pense à ce havre de paix que sont aujourd'hui les arènes, utilisées comme terrain de jeux par les habitants du quartier, et où l'absence de toute mise en scène solennelle a justement pour effet de libérer la rêverie. Le passé n'entonne pas forcément des hymnes, il chantonnerait plutôt, mais c'est là quelque chose de fragile que la patrimonialisation, aussi efficacement qu'un bulldozer, anéantit. (p. 131-132)
Un prodigieux millefeuille
Quand on admire un bâtiment, ou une rue, on est devant l'effectivité d'un "avoir eu lieu" qui se prolonge sous nos yeux, mais les espaces construits les plus émouvants sont ceux où le rêve qui les souleva et leur donna forme continue d'agir. (p. 128)
Un prodigieux millefeuille
AIDEZ-MOI...
Aidez-moi
À lever le bras droit
Pour faire signe
et murmurer
qu'il y a du vent
sous la peau.
Une horde est blessée
dans l'avant-dernière rue,
la pluie gerce,
le murmure n'achève rien,
le silence dans lequel je
lève le bras droit et je l'agite
est terrible :
en lui toutes les voix
étranglées se rassemblent
et forment une cible absente.
Comme à chaque fois que l'on entre sur ce terrain, la menace du voeu pieux se fait sentir et serre de près les phrases comme une mendiante, mais ce que je veux dire, à la fin de ce livre, est simple : c'est qu'il faut sortir l'identité du carcan du national (et de tous les autres carcans, à commencer par ceux des religions) et en faire le principe actif d'un passage disséminé, qui serait celui d'une république à venir. C'est à ce prix seulement, dans l'espace d'une redistribution simple et audacieuse, que la valence nationale (que l'on pourrait définir comme un accord entre les êtres et leur monde) pourra se retrouver, non comme une citadelle ouvrant ses portes à quelques élus, mais comme une aire d'expérimentations

La petite Istambul côtoyée par des Serbes, les boutiques de confection sépharades succédant dans la rue du Château d'eau à la double haie bruyante et joyeuse des salons de coiffure blacks (où toujours, autour des clients et de ceux qui en effet les coiffent toute une foule de village s'amoncelle palabrante) encadrant elle-même jusqu'à hier un pâtissier au millefeuille renommé qui vient d'être remplacé par un spécialiste des macarons, des Chinois bien sûr en nombre et des Pakistanais, l'entier couloir de restaurants indiens du passage Brady avec Ganesh dans tous ses états, le fond maghrébin présent comme partout avec une forte marque kabyle voire chleuh, j'en oublie forcément, les Portugais par exemple, monde ou mondes auxquels il convient d'ajouter bien sûr les Français, présents tout autrement que comme un reste et représentés d'abord, du côté des boutiques, par une importante délégation auvergnate mais, du côté des passants que l'on croise, venant pour une part du peuple et pour l'autre de la petite bourgeoisie jeune et branchée (dans une proportion toutefois insuffisante pour affecter profondément la vie du quartier), plus des indépendants, peu assignables à telle catégorie, telle est la composition, extraordinairement mouvante, des environs des portes Saint-Martin et Saint-Denis où tout le monde ignore superbement la grande inscription LUDOVICO MAGNO pourtant repassée à l'or, et où personne ne se soucie du fait que juste sous la porte Saint-Denis, à l'entrée du faubourg, le Petit Pot Saint-Denis eut autrefois pour client régulier Gérard de Nerval qui venait y boire de l'alcool de poire.
Il faudrait raconter toute l'histoire, toutes les histoires, de chacun de ces enfants ou de ces adultes, leur chemin, leur destin - il faudrait raconter aussi comment cette maison de colonie de vacances devint ce lieu-là, ce lieu d'hébergement-là pour ces enfants pourchassés, cette prodigieuse cachette, et dire aussi comment il a pu se faire qu'en un seul matin tout bascule […]
Les danseuses portent aux chevilles des chapelets de grelots qui soutiennent toute la danse. Le kathak est un art de figures, un art codé, un art de la ponctuation : les mouvements ont une force ascendante puis s’achèvent brusquement comme en apnée. Il y a dans les parties purement rythmiques surtout, le prodige d’une harmonie absolue entre les mouvements du corps et les pulsations de la matière musicale. Alors que très souvent la danse donne l’impression de n’être capable que de longer la musique, le kathak la sculpte, l’incarne, la dirige.
L’histoire des quarante-quatre enfants juif – le plus jeune allait avoir cinq ans – et de leurs éducateurs est une sortie de trou noir : Barbie, l’arrestation au petit matin du 6 avril 1944, une suite de transports, de la colonie à la prison Montluc, à Paris-gare de Lyon, à Drancy, à la rampe d’Auschwitz-Birkenau. À peine plus d’une semaine en tout pour passer des campagnes de l’Ain à l’enfer.