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Citations de Jean Dutourd (209)


* La supériorité du bonheur sur le Paradis est qu’il ne se mérite pas. Tantôt on l’achète ; tantôt il vous tombe tout rôti dans le bec. De là deux caractéristiques de l’esprit moderne : le respect de l’argent, instrument de la magie ; et ce que j’appellerai la morale de loterie, croyance enracinée à présent dans le cœur de l’homme occidental qu’un coup de veine, un coup de baguette peut changer sa condition en un instant. Pas étonnant qu’avec des idées de ce genre, la révolte s’agite dans toutes les têtes. La révolte étant essentiellement un sentiment d’impuissant, son premier moteur est la chance d’autrui. Pourquoi pas moi ? pense celui qui n’a pas
eu de chance, et il casse tout, au lieu de suppléer à la chance par le travail.

* Aujourd’hui, la science ne cherche plus l’explication du monde, mais s’applique à aménager le monde pour l’agrément des corps. De là le dégoût et l’ennui qu’elle inspire aux personnes pour qui le bien-être matériel n’est pas tout. Quel renversement comique ! A cinq siècles de distance, la science, par l’usage absolument matérialiste qu’on fait d’elle, donne raison aux prêtres qui condamnèrent Galilée. Est-ce à dire que les vieux inquisiteurs pressentaient que la science, un jour, après qu’elle aurait découvert quelques secrets de l’univers, deviendrait l’instrument d’un néo-paganisme imbécile tout axé sur le confort ? Devinaient-ils, ces obscurantistes, que le confort est l’ennemi de l’esprit, que la commodité tue ?

* Depuis quelques millénaires, l’humanité sait que le bonheur n’existe pas, ou du moins que c’est une notion négative. Epicure soutient que la plus grande félicité consiste à ne pas souffrir ; les Stoïciens prétendent qu’aucune douleur ne parvient à troubler sérénité d’un sage ; pour l’hédoniste Bentham lui-même, le bonheur est une affaire d’arithmétique morale, etc. Chamfort a tout résumé dans sa maxime : «On trouve rarement le bonheur en soi, jamais ailleurs.» Or, ces doctrines, et celles des autres philosophes, ne sont pas magiques, étant fondées sur le raisonnement et requérant des efforts spirituels. Atteindre au bonheur par la philosophie est aussi peu romanesque que d’atteindre à l’aisance par le travail.
La notion de bonheur étant magique, prend le contrepied de la proposition de Chamfort : Non, le bonheur n’est pas en nous, il est quelque part, il faut aller à sa recherche, comme on allait jadis à la recherche de Dieu. Le bonheur est le Dieu d’à présent… Cette morale, je le confesse, ne me dit rien qui vaille. Elle va trop à l’encontre de l’expérience de l’humanité depuis vingt ou trente mille ans, de ma propre expérience, et de toutes les philosophies qui expliquent lumineusement qu’on ne parvient pas au bonheur en multipliant les besoins, mais au contraire en s’employant à les supprimer.
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* Mon oncle dit « bigrement », mon père dit « bougrement » ; de semblables différences, insignifiantes à première vue, éclairent cependant les caractères. « Bigrement » est étroit, réticent, faussement audacieux, et témoigne en outre d’une certaine recherche. « Bougrement » est ample, vorace, expansif, peu soucieux de raffinement ou de courtoisie. Cela n’est rien en apparence, mais signifie beaucoup pour qui s’intéresse aux âmes et à leurs moyens d'expression. Dans des termes comme ceux-là, gît plus de psychologie que l'on ne croit.

* D’ailleurs, je pense qu'il n’y a qu'une véritable aristocratie : celle de l’intelligence du coeur.

* Il y a longtemps que, pour ma part, j’ai franchi toutes les portes de mon père et de mon oncle. J’ai parcouru leur âme en tous sens, je connais ces deux hommes aussi bien que moi. Aussi bien que moi, dis-je. Je ne me déteste pas, quoique je n’ignore rien de moi. Je ne déteste pas mon oncle ni mon père. Au contraire, je les aime infiniment, et je prétends que cette amitié sans leurre est solide et précieuse. Pour aller au fond de mon sentiment, j’ajouterai que je suis certain d’avoir déjeuné aujourd'hui une fois de plus avec les meilleurs hommes qu’il soit possible de trouver. Ce ne sont pas des mots creux que l'honnêteté, l’amour, la générosité, la bonté, la loyauté, le courage. Chacun de ces mots revêt pour moi le visage de mon oncle ou celui de mon père.
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Jean Dutourd
Faire parler un homme politique sur ses projets et son programme, c’est comme demander à un garçon de restaurant si le menu est bon.
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Le désir d'entreprendre une oeuvre après une période de stérilité est comme le désir amoureux, très violent, mais il peut être apaisé par un fiasco. C'est cela qui m'est arrivé aujourd'hui. J'ai fait un fiasco devant une toile. Je m'étais pourtant levé tôt, et dans d'heureuses dispositions. L'odeur de l'huile de lin et de l'essence de térébenthine agissait fortement sur moi, comme celle de la terre mouillée ou du crottin de cheval. J'avais allumé ma pipe. Il me fallait encore un parfum. J'ai fait du café. Bref, toutes les conditions pour une bonne journée de travail. Résultat : je n'ai pas posé une touche de couleur. Mes dessins ne valent pas un clou. Je croyais être plein d'inspiration, mais l'inspiration, en sortant de moi, se changeait en fumée.
Fichue journée ! Il est cinq heures du soir. Je m'ennuie depuis six heures du matin. On ne pourra pas dire que je n'y ai pas mis de l'entêtement. Le jour commence à baisser ; mon atelier est tout bleu.
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Jean Dutourd
Pluche ou l'amour de l'art
L'amitié est, de tous les sentiments, celui que j'aime le plus. Je vais même jusqu'à préférer un peu l'amitié à l'amour. L'amour prend trop de temps, trop d'âme ; il apporte des bonheurs et des ennuis trop considérables ; neuf fois sur dix il est assommant, et quand il n'est pas assommant, c'est pire. On laisse tout pour courir à lui, on est sans cesse à son service, et deux passions, c'est trop pour un seul cœur.
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Dans l'extrait ci-dessous, les Poissonard embauchent une vendeuse, Josette, une jeune fille toute timide, toute gentille, qui va se faire exploiter, brimer, humilier :

"En ne convoquant Josette qu’à deux heures, on économisait un repas. La malheureuse fille ignorait dans quelle aire de vautours elle était tombée. Elle regagna son cinquième en dansant. Pour fêter l’embauche elle acheta deux tulipes à un fleuriste de plein vent. Sa mère et elle pleuraient des larmes de joie.

Ce fut le 2 janvier 1941 à deux heures de l’après-midi que Josette Pantin entra au bagne. Le premier mot désagréable que lui adressa Julie eut trait à sa mise qui, convenons-en, était déplorable.
- Qui c’est qui m’a fichu une chienlit comme ça ! s’exclama la crémière devant le tricot rapiécé de son employée. Je ne veux pas de ça ici. Ça fait mauvais effet. Demain vous viendrez avec une blouse, ma fille, sans ça, c’est pas la peine de vous présenter.
Julie, pour la première fois, disposait d’un subalterne. Elle en “ profitait ». Son goût du despotisme allait enfin s’assouvir. Le petit visage de Josette se crispa ; une larme germa dans son grand œil de génisse.
- Vous n’allez pas pleurnicher parce que je vous fais une observation ? dit Julie.
- Non, m’dame!
- C’est bien, dit Julie, assez contente de la réceptivité de la gamine, et se promettant d’en jouir encore. Demain je veux une blouse, hein ?

Les crémeries sont froides. On n’y chauffe guère à cause du beurre et du lait. Josette essayait ne pas grelotter. Julie, gantée de mitaines, enveloppée dans six pull-overs qui gonflaient sa blouse comme une baudruche, trônait à la caisse ; des bas de laine noire grimpaient jusqu’à ses cuisses où ils opéraient la jonction avec un caleçon de finette ; ses pieds reposaient bien au chaud dans une chancelière. Comment cette personne sans imagination aurait-elle deviné que sa vendeuse était aussi congelée qu’un morceau de bœuf importé d’Argentine ? Bien plus, la surprenant à se frotter les mains pour en susciter un peu de chaleur, elle lui dit :
- Allons, Josette, servez madame qui attend... Quand on travaille on n’a pas froid.
Le soir, Josette baissa le store métallique. L’effort que cela lui coûta la laissa pantelante et inondée de sueur. Avec ses dernières forces, elle se traîna comme une perdrix blessée jusqu’à la rue Desrenaudes. Sa mère passa une partie de la nuit à lui confectionner la blouse qui tenait tant au cœur de Julie.

Le premier repas que Josette prit chez les poissonard lui causa une grosse déception. Assise la table de famille, abreuvée de laitages, gonflée de biftecks, repue de gruyère, quelles bombances n’avait-elle pas imaginées ? Hélas ! Elle dut d’abord assister à l’empiffrement de ses maîtres. Successivement, elle transporta des maquereaux au vin blanc, une terrine de rillettes, des tournedos, des petits pois, un Pont-l’Évêque, un gâteau de riz. Tout cela fut englouti sous ses yeux. Debout, circulant entre le fourneau et la table, elle regardait avec consternation ce carnage. Ses glandes salivaires fonctionnaient d’abondance ; son estomac, vide depuis la veille, était douloureux. De plat en plat, l’espoir dont elle se berçait, qu’on lui donnerait les restes, comme à une domestique, s’évanouissait. Jeannine chipotait. Elle laissa la moitié d’un tournedos dans son assiette. Julie, négligemment, jeta ce relief dans la boîte aux ordures.
Quand tout fut consommé, la crémière dit à Josette :
- Je vous ai acheté du pâté d’abats. Vous trouverez vos topinambours dans le garde-manger. Comme dessert, vous pourrez prendre une pomme.
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Dans l'extrait ci-dessous, au tout début du roman Julie, la mère Poissonard, dénonce Léon Lécuyer, le jeune militaire évadé, réfugié chez sa mère qui habite dans le même quartier que les poissonard :

"Monsieur le Général de la Commandature de l’Opéra,
J’ai l’honneur de venir vous dire qu’il se passe dam le 17è arrondissement des agissements qui révoltent le cœur honnête du Peuple français. Les choses qu’il s’agit ont leur siège rue Pandolphe (Quartier des Ternes). Le prisonnier de guerre Lécuyer Léon, non content de se sauver du Stalag où il était prisonnier des autorités d’occupations se balade dans le quartier au vu et au su de toute la population et donne le mauvais exemple.
Pour le moment, il est réfugié chez sa mère, Lécuyer Joséphine, numéro 21, impasse du Docteur-Barthès (17è arrondissement) qui le cache effrontément. Au moment où le pays doit vivre dans l’honneur et dans la dignité, c’est le devoir d’une Française digne de ce nom et fière de l’être de porter des faits comme ça à votre connaissance, parce que j’estime que chacun doit rester à sa place : les soldats au front, les commerçants dans leur magasin et les prisonniers au Stalag. Si les prisonniers se sauvent, ça fait punir leurs camarades, alors que c’est les évadés qui doivent être punis les premiers et ceux qui les cachent les deuxièmes. Je viens vous écrire en défenseur de la morale et de la société. Si vous envoyez la Gestapo à cinq heures du matin, 21, impasse du Docteur-Barthès (troisième à gauche), vous prendrez au lit l’homme qui trouble l’ordre du quartier et sa complice.
Recevez Monsieur le Général de la Commandature de l’Opéra, l’expression de mes meilleures salutations.
Une française qui ne signe pas pour des raisons que vous comprendrez."
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A ces plaisirs intellectuels s’ajoutaient, pour les célibataires ou les gens qui n’avaient pas amené leur conjoint avec eux, les occasions d’aventure avec un collègue également esseulé ; il arrivait que des sociologues femelles, inapprochables à Paris, soit parce qu’elles étaient mariées ou qu’elles avaient une liaison accaparante, soit parce qu’elles ne voulaient pas donner de pâture aux bavardages, s’alanguissent soudain à Lyon ou à Stockholm, loin de leur milieu naturel. C’était là des aubaines à ne point négliger, piquantes comme des amours de vacances. Lorsque les séminaires ne comportaient qu’un nombre restreint de participants et étaient censés traiter de « topiques » (sujets) spécialement profonds, ils prenaient le beau nom de « symposium » (les puristes disaient symposia, au pluriel). Il y avait enfin les congrès, qui avaient aussi leur charme, à cause du grand choix de partenaires qu’ils offraient. Notons, pour être complet, que ces assemblées changeaient de nom dans les hôtels où elles étaient logées : elles s’appelaient alors des « conventions », ce qui, à y regarder de près, n’était pas trop flatteur ; en effet, c’était le mot dont se servaient indifféremment les aubergistes lorsqu’ils logeaient, à prix réduit, une corporation quelconque : convention des quincailliers, des électriciens, des vendeurs de télé, convention des voyageurs de commerce. « Séminaire » même était galvaudé. Il n’était pas de si humble « catégorie socioprofessionnelle » qui ne tînt à honneur d’en organiser. Dieu merci, on avait un mot en réserve qui n’était pas mal, encore qu’un peu vieillot, pour se démarquer de ces primaires : « colloque », qui du reste revenait en force et qui avait l’avantage de donner « colloquants », alors qu’il était difficile de dire « séminaristes ». Etait-ce un colloque ou un séminaire vers quoi Jean-Claude Simonot se rendait au volant de sa deux-chevaux ? Plutôt un colloque, voire un symposium car il ne réunissait pas plus d’une trentaine de chercheurs du CNRS, parmi les plus relevés, et l’on pouvait à peine parler de convention à l’hôtel Panoramic où se retiraient ces pionniers des sciences humaines après leurs travaux, dans des chambres offrant toutes les commodités de la vie moderne et où chaque détail était étudié pour inspirer à l’occupant une noire tristesse, comme si la laideur était une rançon obligée du confort (ce qu’elle est peut-être, après tout).
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* Avec un texte de soixante pages, elle était parvenue, par ses annotations, ses dissertations, ses comparaisons, à produire un volume de trois cents pages dont le moins qu’on pût dire est que la lecture était difficile. Cette difficulté n’avait pas rebuté ses collègues qui jugèrent, non sans dépit, que Mlle Jolivet, pour son coup d’essai, avait réussi un coup de maître. Quant à elle, sa prouesse lui insuffla la vanité des universitaires d’aujourd’hui qui ont une illusion semblable à celle des metteurs en scène de théâtre et des chefs d’orchestre, à savoir que leur interprétation d’une œuvre est plus intéressante que l’œuvre elle-même et qu’il y a autant de « créativité » (c’est leur mot) à expliquer qu’à inventer, surtout si, à force de sollicitations et de gloses, on démontre que l’auteur a dit autre chose que ce qu’il croyait avoir dit. Annoter son propre ouvrage fournissait à Adeline un plaisir supplémentaire, qui était de traiter sa prose comme celle d’un écrivain célèbre, au point que, parfois, il fallait qu’elle se retînt pour ne pas critiquer ou contredire en note ce qu’elle avait affirmé dans le texte.

* Mme Schwob regardait son mari assis en face d’elle avec l’air de supplication de Mme du Barry mendiant au bourreau une minute de vie. Elle voyait les nuages les plus noirs se former sur le front de M. Schwob. « Il faut faire quelque chose, tout de suite, songea-t-elle, sinon c’est l’horreur ! » « Ma petite Adeline, dit-elle avec son sourire le plus mondain, vous permettez que je vous appelle Adeline, n’est-ce pas ? Ma petite Adeline, il y a certains milieux où certains sujets sont sacrés. Dans le nôtre, c’est le Général. Tout le monde a ses faiblesses. Nous sommes, mon mari et moi, ce que les journalistes appellent des gaullistes historiques. A part cela, nous n’avons pas de vices, je vous le jure. N’est-ce pas, chéri ? Je n’ai pas d’amant. Tu n’as pas de maîtresse, du moins je me plais à le croire. En fait, si, tu as une maîtresse : le Général. Dieu merci, tu ne le vois pas tous les jours de cinq à sept dans une garçonnière. Bref, ma petite Adeline, si vous voulez parler du Général dans cette maison, faites-le avec des superlatifs. Au-dessous des superlatifs, mon mari enfile sa combinaison, saute dans son Spitfire et tire sur tout ce qui vole. Chéri, ne tire pas sur Mlle Jolivet, je te le demande. Elle est trop jolie pour être descendue en flammes. Si elle nous fait le plaisir de revenir, ce que j’espère, je l’instruirai, je lui ferai lire les livres saints, c’est-à-dire les Mémoires de guerre, et je suis sûre qu’elle deviendra une adoratrice très convenable. A condition, bien sûr, que Laurent ne défasse pas mon travail derrière mon dos.

* M- Schwob considérait Adeline avec la perplexité d’un touriste qui écoute une femme du Zanzibar s’exprimant en souahéli et qui, grâce à quelques mots d’anglais par-ci par-là, entrevoit le sens général de la harangue.

* Cette pauvre gourde ne connaissait de Paris que le périmètre sorbonnard et les facultés. Dans son genre, elle aussi était une déracinée, mais son déracinement était bien plus complet que celui des Alsaciens-Lorrains après la guerre de 1870 : elle était une déracinée de l’esprit ; elle s’était retranchée de tout ce qui fait l’attrait et la richesse d’une créature humaine, c’est-à-dire son appartenance à une civilisation ; elle avait poussé le déracinement jusqu’à abandonner sa langue maternelle, à l’échanger contre un sabir incompréhensible aux bonnes gens de chez nous, sacrilège majeur pour M. Schwob, qui n’avait pas oublié l’émotion qui les saisissait, lui et sa femme, ni le battement de cœur qui arrêtait leur souffle à Londres au temps de la guerre, quand ils entendaient par hasard parler français dans la rue ou dans une boutique, quand cette divine musique de leur enfance résonnait inopinément à leurs oreilles au milieu du concert anglo-saxon et, plus puissante que l’illustre madeleine de Proust, faisait surgir toute leur vie passée devant eux, tout un monde perdu. Quelle martienne Laurent leur avait-il amenée ? C’était bien la peine de se livrer à tant de momeries, d’aller pieusement à la synagogue, d’embêter la terre entière à cause d’une tranche de jambon, de se conduire en Juif du Moyen Age, pour s’amouracher de quelqu’un qui ne croyait à rien, qui ne tenait à rien, pas même à sa propre essence,qui était ce qu’on peut trouver de pire dans le genre moderne. Il adressa à Mme Schwob un regard si accablé qu’elle ne put s’empêcher de sourire.
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* Les femmes ont une façon de faire des projets, d’engager l’avenir qui ne manque jamais d’épouvanter les hommes. Ceux-ci préfèrent vivre au jour le jour, sans regarder trop loin. C’est le grand sujet de discorde entre les sexes. Devant ce déluge de bonnes résolutions, Jean-Claude commençait à se demander s’il n’avait pas mis en branle un mécanisme implacable, comme un nouveau converti, qui veut bien consentir à croire en Dieu, mais qui est terrifié quand on lui montre les renoncements, les dépouillements, les sacrifices, l’oubli de soi que Dieu attend de lui. Il avait une idée modérée du mariage, comme il avait des idées modérées de tout ; il n’avait pas prévu que Brigitte, qui avait des idées absolues de tout, aurait aussi une idée absolue du mariage. Il voulait simplement mettre de l’ordre dans une vie désordonnée, consolider avec les échafaudages qu’offre la société un amour dont l’instabilité le faisait souffrir, et voilà qu’on lui offrait la vie monastique, l’austérité du cloître, voilà que la pécheresse, par la vertu d’un mot, se métamorphosait en sainte. Bigre !

* Les sept péchés capitaux se tiennent secrètement par la main, mais c’est entre la colère et la luxure qu’il y a le plus de correspondances, l’une appelant l’autre, ou menant vers elle par des voies souterraines.
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Rémi CHAPOTOT : Ecrivain

* Le caractère de Chapotot était semblable à un insecte dont on pense, en 1’observant, qu’il est si démuni, si peu armé, si exposé à une infinité de dangers qu’il ne durera guère, et qui parvient, grâce à de secrètes défenses, telles que la vélocité ou le mimétisme, à survivre très longtemps. Qu’est-ce qui, dans Remi Chapotot, faisait que, de chaque aventure qu’il avait, et dont certaines pouvaient être très dommageables pour sa liberté, il se tirait indemne ? Disons que c’était une légèreté intrinsèque, - presque métaphysique, qui était sa nature même, comme il est de la nature du liège de flotter à la surface de l’eau et non de s’enfoncer. Chapotot flottait à la surface de la vie.
Jacky Lataste fut la première femme que connut Chapotot à ne pas avoir l’intuition qu’il était fait de liège. Il lui parut beaucoup plus consistant, pesant plus lourd sur la terre, que la plupart des gens qu’elle connaissait.

* Vers sa trente-cinquième année, Chapotot fit une infidélité à Zola et ne s’en trouva pas bien. A force d’entendre parler de Céline, il eut la funeste idée de lire le Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit, qui contaminèrent son style comme une attaque de fièvre typhoïde ou plutôt qui le jetèrent dans un accès de folie qui heureusement n’excéda pas deux cent quarante pages. II écrivit un livre tout en phrases hachées et en points de suspension, avec des halètements et des gros mots. Cela l’amusa, au début, et il se demanda sérieusement s’il avait trouvé la voie. Mais il était bel et bien marié à Zola : cette expérience célinienne lui laissa des remords comme s’il avait commis un adultère. Pourtant les critiques l’encensèrent, et parlèrent de « mutation », d’ « approfondissement », de « gravité nouvelle », d’ « autre dimension », ce qui, venant d’eux, est toujours très flatteur. Enfin, on le loua d’avoir inventé un « nouveau langage », encore que ce « nouveau langage » fût vieux d’une trentaine d’années pour le moins. Le public, qui connaissait déjà Chapotot et achetait fidèlement sa production, ne suivit pas les critiques.

Jacky LATASTE : Esthéticienne amoureuse de Chapotot

* Les gens étaient des puzzles, qu’on ajustait au fur et à mesure des mois et qu’on terminait rarement, soit parce que la vie vous appelait ailleurs, soit parce que le jeu, à trop traîner, devenait ennuyeux et qu’on n’avait plus la curiosité de savoir ce que représentait la vignette. Avec Remi, Jacky était certaine de terminer le puzzle, tout au moins s’il lui en laissait le temps, s’il ne la « larguait » pas d’ici à ce qu’elle eût placé le dernier morceau de bois colorié et qu’elle eut devant les yeux le portrait complet de l’écrivain qu’elle admirait et de l’homme qu’elle aimait.

* Cet amour donnait à Jacky simultanément de l’appréhension et de la confiance. A cause de lui, elle craignait sans cesse de n’être pour Chapotot qu’une fantaisie, une aventure éphémère, mais, par le même mouvement, elle se sentait assez d’énergie pour « défendre son bonheur », cliché qui métamorphose les femmes en bêtes féroces… Sans que nul le lui eût enseigné, elle savait que peu d’hommes sont capables de résister à une femme qui les a distingués. Il y faut beaucoup de force d’âme ou beaucoup d’inconsistance. Or elle n’avait reconnu ni de l’une ni de l’autre chez Remi. Peut-être avait-il du génie quand il écrivait des livres, mais pour ce qui est de la vie courante, il était tout à fait « moyen », elle en était certaine.

Blanche PETITDIDIER : Assistante de Chapotot

* Quand personne ne la dérangeait- elle expédiait le travail à toute allure. Parfois, après avoir classé, recopié, contrôlé, vérifié, et qu’il ne restait décidément plus rien à faire, elle se résignait à s’en aller à son tour, mais ce n’était pas sans tiraillements ni scrupules de conscience. Ne pas demeurer jusqu’à sept heures du soir assise à sa machine ou toupillant dans le bureau était pis qu’une malhonnêteté à ses Yeux : c’était une désertion. On la payait pour un certain nombre d’heures de travail par semaine, on comptait sur elle pour veiller sur des papiers extrêmement précieux et pour répondre au téléphone ; elle avait l’obligation morale d’être là. Que dirait-elle à M. Chapotot si la maison était la proie d’un incendie et qu’elle et qu’elle n’avait pas sauvé le roman en cours parce qu’elle avait jugé bon de s’en aller à six heures vingt ? Cette perspective la faisait frissonner d’horreur. Quatre mois de labeur, quatre mois de génie transformés en cendres pour la raison que Blanche Petitdidier s’ennuyait à ne rien faire ! Cela valait la cour martiale, la dégradation, le peloton ! Aussi ne partait-elle qu’à la dernière minute, lorsque toutes les pendules avaient sonné sept coups, et après s’être rendue à la cuisine pour constater que le gaz était bien fermé.

Eric CARLOMAN : Jeune homme amoureux de Jacky

* Qu’il était donc dommage qu’Eric dût repartir pour Bordeaux, avec toutes ces initiations que Paris lui réservait ! Il en eut une seconde de désespoir, comme un homme qui se serait éclairé toute sa vie à la chandelle et à qui on aurait fait découvrir la lumière électrique, puis qu’on aurait impitoyablement renvoyé à ses lumignons archaïques, dont il s’accommodait auparavant comme d’une donnée inévitable du monde, mais qu’il ne peut plus supporter à présent.

Gérard ASCONA : Editeur de Chapotot

* De son côté Ascona éprouvait une véritable amitié pour Chapotot, de qui le caractère heureux, la régularité dans la production littéraire, la docilité avec laquelle il écoutait les avis qu’on lui donnait le changeaient de ses autres auteurs, notamment des auteurs de talent, avec qui on n’était jamais sûr de rien, qui étaient ombrageux, pour ne pas dire grossiers, traîtres, lâches, qui signaient subrepticement des contrats avec des maisons concurrentes, qui vous faisaient chanter dès qu’ils avaient le moindre succès. Chapotot, lui, était trop sérieux dans son travail
pour n’être pas loyal dans les rapports d’affaires. Et quelle rafraîchissante modestie ! Voilà quelqu’un qui ne se croyait pas sorti de la cuisse de Jupiter pour la seule raison qu’il écrivait des livres ; au milieu de tous les carnassiers de la littérature parisienne qui considèrent l’éditeur comme leur ennemi naturel et ne cherchent qu’à lui soutirer de l’argent, il était une bien reposante exception ;

Marie-Ange ASCONA : Epouse de l’éditeur

* Marie-Ange, qui avait de l’usage, c’est-à-dire l’art de minimiser les choses qui risquaient de l’embarrasser, retira doucement sa main de celle d’Éric, qui ne la retint pas, et fit exactement le sourire gracieux d’une femme recevant un hommage sans importance. Éric ne s’y trompa point et, quoiqu’il ne s’attendît à rien d’autre, en ressentit une légère déception. « Vous êtes un vrai trésor, dit Marie-Ange. J’ai passé un moment grisant sur ce canapé où se sont posées certainement les fesses de la princesse Mathilde, ce qui est assez intimidant, quand on y pense. Je serais bien restée encore un mois ou deux mais il faut que je retourne faire le cheval de cirque : c’est pour cela qu’on me paie. Ascona doit me chercher partout ; je ne tiens pas à m’écrier : Ciel, mon mari ! s’il se dresse tout à coup devant nous, ce qui serait assez son genre. Il prétend que je suis comme les enfants qui disparaissent à la seconde où on oublie de les surveiller, et qu’il passe sa vie à courir après moi.

Adélaïde DE LA BIGNE : Vieille aristocrate mondaine qui tient salon

* Adélaïde, dont la vue ne semblait jamais s’attarder sur rien et qui tournait la tête sans arrêt comme une huppe ou une autruche, capta cette lumière clignotante et indécise sur le visage de son invité, et elle lui plut... Ses mouvements de tête incessants à droite et à gauche… ces saccades qui se succédaient toutes les demi-minutes lui firent songer au périscope d’un sous-marin : Adélaïde surveillait avec vigilance la flottille des navires humains qui cabotaient, s’accostaient, échangeaient des signaux, se tiraient des coups de semonce, faisaient escale au buffet, dans les remous d’une mer dont elle était l’Amphitrite. Cette comparaison parut à Eric d’une poésie telle qu’il lui fallut de l’héroïsme pour résister à la tentation d’en faire part à son interlocutrice, laquelle ne l’eût sans doute pas appréciée, attendu qu’un croquis, une caricature, attrapé à la volée est d’autant moins agréable qu’il est ressemblant, quelque intelligent et bien disposé que soit le modèle. C’est d’ailleurs naturel : nous ne parvenons pas à imaginer que les autres, à l’extérieur, nous voient avec le coup d’œil objectif, donc implacable, que nous avons nous-mêmes en les regardant, et lorsque nous en avons inopinément la révélation, nous sommes irrités ou chagrinés. Éric, qui était proche de l’enfance et qui, malgré la décision qu’il avait prise de ne plus faire d’études bourgeoises, n’avait pas encore perdu l’habitude déconsidérer la vie comme une suite d’examens, se disait qu’il était en train d’en passer un, essentiel, auquel rien ne l’avait préparé, et qu’il devait à tout prix « faire un sans faute ». L’examinateur parlant sans arrêt, ce n’était pas, à première vue, trop difficile, cependant son expérience dans ce domaine lui avait appris que les examinateurs bavards, qui vous laissent à peine placer un mot par-ci, par-là, ne sont pas les moins traîtres : de temps à autre, ils s’arrêtent, vous posent une question comme on vous pose un poignard sur la gorge, et si l’on n’a pas la réponse immédiate, on se retrouve par terre, baignant dans son sang, c’est-à-dire recalé. Mme la comtesse de La Bigne appartenait à cette
catégorie de sadiques bienveillants ; périodiquement, entre deux inspections périscopiques, elle demandait par exemple quels rapports pouvaient bien exister entre un garçon comme Carloman et le petit père Chapotot, et c’était là un piège, un traquenard, une chausse-trappe dans quoi il fallait d’autant plus se garder de tomber qu’on était terriblement en confianc
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Je ne comprends pas qu'on représente la vérité sous les traits d'une femme nue sortant d'un puits. D'après moi, c'est plutôt un chat sauvage perché dans un arbre, qui vous saute à la figure.
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Je hais le genre plaintif, si répandu à présent, qui consiste à déclarer qu'on n'est responsable de rien, que c'est les autres qui ont tout fait, qu'on est victime de leur méchanceté.
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Quand il fait chaud, il enlève le veston, et l'on contemple son torse étroit de vieux monsieur, plus maigre en haut qu'en bas, ses épaules pointues, ses bras fluets, son ventre rond, sculptés impitoyablement par le polo. Les mains manucurées sont couvertes de taches marron appelées "fleurs de cimetière" ; elles sont noueuses et veinées. Ce sont des mains de septuagénaire. Quelles bonnes femmes, mon Dieu, acceptent de coucher avec cette ruine rafistolée qui embaume l'eau de toilette ? Elles ne sont guère dégoûtées.
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Où finit la paresse, où commence la contemplation ?
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Jean Dutourd
Il y a des degrés dans la gloire posthume. Avoir sa rue n’est pas si mal, mais galvaudé. Paris est plein d’inconnus.
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(sous l'occupation), Paris, à sept heures du matin, au mois de juillet, offrait un spectacle ravissant. (...)Le ciel pâle, le soleil naissant, les portes cochères closes, tout conspirait à redonner à ces lieux une sérénité et une jeunesse qu'on est guère accoutumé à leur voir. L'Arc de Triomphe se dressait sur la Place de L'Etoile comme une meza au milieu du désert mexicain. On le contourna, puis les vélotaxis, en roue libre, descendirent les Champs-Elysées, large fleuve d'asphalte, calme Saône que n'encombrait nul esquif.
- Regarde bien, dit Charles-Hubert à son fils. C'est les Champs-Elysées. C'est la plus belle rue du monde et y a pas un chat.
- Ce que c'est mort, tout de même ! cria Julie en se retournant vers son époux qui la suivait à quatre ou cinq mètres.
Mettant ses mains en porte-voix, Charles-Hubert répondit :
- Te casse pas la tête, ça se remettra en marche avec le commerce !
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Jean Dutourd
Le monde, désormais, comptait deux catégories d'êtres : ceux qui se débrouillaient, et les autres. Les Poissonard, éminents représentants de la première catégorie, se sentaient très forts. Ils avaient trouvé le moyen d'être systématiquement malhonnêtes, ce rêve des honnêtes gens, et n'en éprouvaient pas de honte.
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Il est intéressant de le noter : ni Julie ni Charles-Hubert n'aimaient beaucoup parler entre eux de leur commerce et des procédés qu'ils mettaient en oeuvre pour faire fortune. Une pudeur, qu'un observateur superficiel qualifierait d'hypocrisie, les retenaient de s'entretenir sans détours de leurs affaires. Quoi qu'ils se connussent parfaitement l'un l'autre et fussent bien d'accord sur leurs buts et les moyens d'y atteindre, la seule mention de ceux-ci leur eût semblé d'un cynisme insupportable. Au contraire, sans témoin, face à face, ils s'ingéniaient à trouver à tous leurs actes des justifications morales : "A périodes d'exception, actions exceptionnelles ; plus on accumule de nourriture, plus on pourra servir de clients quand la disette sera là ; on se donne tellement de mal, il est juste qu'on en tire un petit avantage, etc. " Ce besoin de légitimer ses actions est vraiment remarquable. Il ne quitta jamais les Poissonard. Ils furent, dans leur genre, des idéalistes : ces nobles propos, ces explications honnêtes dont ils paraient leurs gestes et auxquels ils finissaient par croire, leur permirent de traverser huit années dans un repos de conscience absolu.
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Jean Dutourd
Je ne suis pas du tout dans le vent. C'est le meilleur moyen pour moi d'attraper un rhume.
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