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Citations de Jean Dutourd (208)


Pendant les quinze jours qui suivirent ma première communion, je fis quelques efforts pour être aimable, serviable, patient, appliqué en classe, aussi peu écervelé que possible. J'offrais au Seigneur, qui venait de m'accueillir auprès de lui, ces menues contraintes. Elles me semblaient la moindre des choses, le moindre des remerciements. Pour ce qui est de la piété, je n'y étais pas plus enclin après la manducation de l'hostie qu'avant ; comme la plupart des gens sans inquiétude métaphysique, je confondais la foi et la morale.
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Il avait de petites mains étroites, posées à plat sur le bureau, avec lesquelles il ne faisait pas de gestes. En dépit de sa courtoisie, de la considération qu'il me marquait, j'oserais presque dire de sa chaleur, il ne sourit pas une fois au cours de notre entretien. Le sourire n'était visiblement pas dans sa manière.
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D’Henri IV à Jules Grévy, des colporteurs ont sillonné les campagnes françaises afin de vendre aux « petites gens », à « ceux qui n’ont pas connaissance des bibliothèques », à « la classe la plus modeste et qui lit peu » des livres à couverture bleue, imprimés sur du papier à emballer les pains de sucre.
Il y a là un trésor de littérature populaire qu’on ne connaît plus, qui n’a guère été étudiée et qui est pourtant passionnante puisqu’elle a nourri les rêves du peuple français pendant trois siècles. ‘’La Bibliothèque bleue’’ a été, pour des générations de paysans, d’artisans, d’ouvriers, de bourgeois de chez nous (et de personnes de qualité, car je suis bien sûr qu’elles aussi devaient l’acheter), l’équivalent de la télévision et de la radio.
Elle leur apportait ce que ces deux inventions propagent dans les foyers : des nouvelles, des aventures, des récits édifiants, des histoires de rois ou de brigands, des prévisions météorologiques, des recettes de santé ou de bien-être, des conseils pratiques, une espèce de sagesse quotidienne roublarde ou naïve et surtout un certain « esprit d’époque ». ‘’La Bibliothèque bleue’’ c’était le monde à domicile pour des gens qui ne bougeaient pas.

(Chapitre : LA SAGESSE DE LA NATION - Geneviève Bollème, ''La Bible bleue)
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Il n’y a pas de jour dans toute ma vie où je n’aie lu quelques lignes au moins. Une journée sans la perspective d’aucune lecture me paraît aussi redoutable que la traversée du désert sans points d’eau pour le bédouin.

(dans la préface intitulée ''la critique des beautés'')
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Il est arrivé à Custine en 1839 la même aventure qu'à Gide en 1935. L'un et l'autre étaient partis (en Russie) pour admirer. Custine, royaliste, légitimiste, faisait une sorte de pèlerinage au pays du pouvoir absolu, bien décidé à en décrire les beautés pour l'édification des Français. Gide, qui inclinait vers le communisme, allait là-bas constater que la meilleure des sociétés humaine était enfin née. L'un et l'autre sont revenus glacés de leur voyage, convertis au libéralisme occidental, épouvantés par l'oppression, le despotisme, la tristesse, le mensonge généralisé, la résignation du peuple, le goût de la servitudes qu'ont les Russes, etc. (...) La Russie de Custine, si pareille à celle d'aujourd'hui, montre qu'il ne pouvait pas arriver de plus grand malheur au socialisme que de s'installer dans cette nation. Le tempérament russe en a fait un tsarisme déguisé.
(Chapitre : ''LES RETOURS DE RUSSIE : Astolphe de Custine, Lettres de Russie)
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Saint-Exupéry est un bon compagnon pour l'homme d'aujourd'hui qui refuse la triste civilisation matérialiste de l'Occident et à qui le totalitarisme communiste fait horreur. Il lui rappelle cette vieille vérité si oubliée que, pour s'accomplir, il faut être un ''individu'', c'est-à-dire quelqu'un qui a pour guide sa propre conscience, et non pas les mots d'ordre qu'on donne aux ''masses''.

(Chapitre ''UN TYPE EPATANT : Saint-Exupéry, Oeuvres complètes)
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Le "Déjeuner du Lundi", que je n'ai pas cessé d'aimer tout au long de ma vie, n'eut guère de succès. L'éditeur fut bien déçu lorsque je le lui apportai. Il aurait voulu que mon second livre fut semblable au premier, qui avait eu beaucoup de presse et qu'on avait bien vendu. Un auteur ayant eu la chance de plaire au public et qui n'exploite pas une veine heureuse n'est pas un auteur sérieux. Mon éditeur éprouvait une telle répugnance pour mon pauvre manuscrit qu'il me lanterna dix-huit mois ou deux ans avant de le publier. En quoi son instinct ne le trompait pas. Le peu de critiques qui me lurent me traitèrent avec un extrême dédain, mais non sans quelque satisfaction cependant, car il est toujours agréable de constater que le second ouvrage d'un auteur est inférieur au premier. En l'occurrence, c'était l'inverse, mais j'étais le seul à le voir.
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Au fond, rien n'est plus facile à deviner qu'une vie lorsqu'elle est presque écoulée. C'est toujours la même chose : des désirs, des bêtises, des mensonges, des drames, des succès, une scélératesse par-ci par-là, et puis la fatigue, le renoncement, les regrets, quelquefois des remords. Quel ennui, Seigneur, que les vieux ! Tandis que ce bout de choux, qui avait cinq ans, en tout cas pas plus de six ans, debout devant moi, son petit bras tendu, c'était un homme, lui, c'est-à-dire une interrogation et une possibilité formidables. Dans son corps, il y avait une vigueur, une résistance, une énergie animale, dont j'avais perdu jusqu'au souvenir. Il n'avait mal nulle part. Il était encore intact. Dans sa tête il y avait l'ébauche de tout ce qu'il penserait et ferait plus tard et qui n'était pas encore pensé ni fait.
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Le courage, comme l'inspiration artistique, s'engendre lui-même.
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Il est des pays où il n'est pas déshonorant d'être bête. En Angleterre, par exemple, c'est plutôt bien vu et même assez chic. Il me semble qu'en Russie on a une certaine tendresse pour les imbéciles. Stendhal disait : « En France la pauvreté est ridicule. » La bêtise aussi, et peut-être davantage. La calomnie majeure, pour couler quelqu'un, est de propager qu'il est bête.

La gauche française, qui entend si peu de chose, a compris cela. C'est son trait de génie. Ne le lui marchandons pas. Elle se sert de la bêtise comme du rayon de la mort. Elle braque son laser sur tout ce qui lui fait obstacle. Les hommes les plus remarquables, les institutions les plus bénéfiques n'y échappent pas.
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L'amitié est un sentiment aussi mystérieux que l'amour. Pour Poirson, borné, ignare, incapable de réfléchir deux minutes d'affilée sur un sujet, tournant tout à la blague, j'aurais fait fait n'importe quoi. Bien qu'il répétât indéfiniment les mêmes âneries, et avec les mêmes clichés, je ne me lassais pas d'en rire, et de meilleur coeur qu'aux saillies les plus fines. Nous n'en revenions pas que, de caractères si différents, nous fussions si proches. Au fond, notre amitié nous épatait. Elle nous semblait un chef-d'oeuvre d'autant plus rare qu'il était baroque. Elle se nourrissait d'elle-même.

Chapitre XXIII, p 301.
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La façon dont un homme lit renseigne à fond sur son esprit, plus peut-être que ce qu'il lit. Mon père connaît tous les romans policiers publiés depuis quarante ou cinquante ans, il a palpité aux tribulations d'une foule de détectives et de bandits, il a goûté de tous les styles qui ont illustré le genre : le douceâtre avec Agatha Christie, le féroce avec Hadley Chase, le baroque avec Peter Cheyney, le rapide avec Chandler, le lent avec Simenon, etc. Il est un familier de Lemmy Caution, de Miss Blandish, de Philip Marlowe, de Poirot, de Maigret, de cent autres. Moi qui ai lu fort peu de romans policiers, qui n'en ai pas ouvert un depuis quatre ans au moins, je sais tout là-dessus. Lui rien. Il a tout oublié. Je suis sûr qu'il oublie tout d'un bouquin à l'autre. J'allais écrire qu'il ne reste au fond de son esprit qu'une vague bouillie de crimes et d'aventures. Mais même pas : il ne reste rien. Il lit des romans policiers pour s'occuper la tête, pour tuer le temps parce qu'il y a des moments dans la journée où inévitablement on se retrouve seul, sans distraction, et qu'il importe de mettre quelque chose entre soi et les pensées qui pourraient surgir, d'élever une barrière, de construire un mur continu sans un trou, pour protéger une certaine tranquillité intérieure qui autrement serait à la merci de la première réflexion. La lecture, qui doit être une source de méditation, un enrichissement de l'esprit, une école de liberté, une forme d'étude, remplit l'office inverse pour mon père. C'est une drogue qu'il s'administre pour échapper à la vraie vie, un opium qu'il ajoute à tous les autres opiums que dispense la société moderne pour empêcher les individus de descendre en eux-mêmes, de saisir leur être propre, de se connaître, de penser à la réalité et à la mort. Il laisse courir ses yeux sur des lignes imprimées, il les y attache, il les y enchaîne, ce qui est d'après moi, le comble de la servitude. Il emprisonne son esprit dans les péripéties stupides d'un immense jeu de gendarmes et de voleurs réparti sur des milliers de volumes, afin que ce pauvre esprit n'aille surtout pas s'égarer dans des lieux inconnus et dangereux où il verrait des spectacles capables de l'attrister. D'ailleurs, avec ses quatre romans policiers par semaine, mon père a si peu le sentiment de pratiquer l'occupation appelée lecture que lorsqu'on lui demande ce qu'il pense de tel ou tel livre qui vient de paraître, il répond ingénument : "Je ne lis rien ; je n'ai pas le temps." Suivent quelques considérations qui ne manquent jamais de me faire sauter en l'air sur l'impossibilité de lire, de nos jours où la vie est si accaparante.
La plupart des adultes sont pareils à lui, je crois, car ces propos n'éveillent chez eux que des hochements de tête désabusés. Je n'en ai pas entendu un seul répondre que ce n'est pas vrai, que, si l'on veut bien, on trouve chaque jour plusieurs quarts d'heure pour cela. Comment fais-je donc, moi qui ai lu des bibliothèques, dans le métro, dans l'autobus, dans mon lit, derrière mon pupitre pendant que Barragaud nous expliquait les beautés du marxisme, moi qui ai toujours un bouquin dans ma poche en prévision des attentes et des temps morts, moi qui ai l'esprit si affamé que je ne pourrais pas rester deux minutes sans lui donner à manger un peu de Dostoïevski ou de Balzac ? Faut-il croire que cet esprit s'arrêtera un jour ? Qu'après trente ans l'esprit se ferme comme une huître ou que la vie s'emplit de tant de choses qu'on n'a plus un instant pour se retremper dans cet univers exquis des livres où l'on ne fréquente que des hommes de génie qui s'adressent à vous comme si vous étiez un de leurs pairs ? Non, ce n'est pas possible. Je ne puis imaginer qu'à trente ans, à quarante, à cinquante ma curiosité ne sera pas aussi violente qu'aujourd'hui, que je n'aurai plus l'espoir de trouver au bout d'un auteur une vérité extraordinairement précieuse, inconnue de moi, qui éclairera tout le reste d'une lumière incomparable. Je ne puis imaginer que la découverte du monde, qui se fait pour les trois quarts par les livres, ne m'intéressera plus, que je serais devenu froussard et que je me cacherai comme un lapin derrière des piles de romans policiers.

Chapitre XII, p165 à 167.
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La personne de Jean-Loup me repoussait de toutes les façons. Entre cette catégorie d'êtres et moi, je soupçonnais quelque chose d'incompatible, qui tenait justement à l'apparence physique. Ce front, ce nez, ces yeux, ce corps fluet dans des habits trop larges, cette peau de grenouille, froide et moite, tout cela m'était extraordinairement antipathique. Je voyais partout la marque de la bêtise et de la méchanceté, mais je n'osais pas en convenir avec moi-même, impressionné que j'étais par le proverbe idiot selon quoi il ne faut pas fier aux apparences. Outre cela, je n'avais pas encore perdu tout respect pour les profs. Malgré nos moqueries et nos singeries derrière leur dos ou nos francs chahuts, auxquels je ne manquais pas de m'associer, j'étais plus ou moins convaincu qu'un pédagogue avait davantage de morale, d'équité, de dévouement, de rectitude de pensée qu'un autre, que cela tenait à son état, qu'on l'avait élevé à son poste pour ces vertus et que, quel que fût son caractère, faible ou sévère, il méritait, dans tous les cas, de l'estime. Il me restait pas mal à apprendre sur la nature humaine.

Chapitre VIII, p113.
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La jeunesse est impatiente, c'est vrai, mais comme les vieux le disent. Notre impatience n'a pas trait aux biens de ce monde, aux plaisirs, aux ambitions. Au contraire, nous sommes remarquablement endurants et raisonnables dans ces domaines. L'impatience de la jeunesse est d'une autre essence. C'est une espèce de vice, de vampire, de démon, qui ne se manifeste que dans les moments où la vie paraît nous écraser, où tout devient subitement incompréhensible et hostile. Alors nous sommes saisis de frénésie. Nous nous lançons tête baissée contre l'obstacle, nous voudrions être partout à la fois et tout de suite. Il y a là-dedans, j'en suis sûr, de la panique métaphysique. Quand l'univers nous attaque de tous les côtés, nous ne parvenons pas à comprendre qu'on ne peut défendre qu'un seul front. Voilà pourquoi la jeunesse est si mystérieuse aux yeux des gens qui ont plus de trente ans. Ils ont oublié ce que c'est d'être dépassé par le monde, renversé par lui, suffoquant, succombant, cloué à terre par la faiblesse si humiliante de l'enfance.
Je n'ai pas osé relire Le Vicomte de Bragelonne depuis l'âge de dix ou onze ans, parce qu'on y trouve justement une allégorie de cet état affreux : la mort de Porthos. Cette mort d'un personnage de roman est restée dans ma mémoire comme un événement auquel j'aurais réellement assisté : avec le temps, le tableau s'est transformé, magnifié, drapé de clair-obscur ; les détails vrais ont disparu, remplacé par des détails faux, tout comme un souvenir authentique, qui vit en vous, qui circule dans votre sang ainsi qu'une nourriture, qui fait partie de votre mythologie secrète. Dans mon cinéma intérieur, je vois Porthos debout dans la mer au soleil couchant, retenant des rochers énormes, pliant sous ce poids surhumain, s'enfonçant peu à peu, de titan qu'il était devenant frêle et tragique comme un petit garçon. Pendant des années, cette image m'a été insupportable. Quand elle se présentait , je me dépêchais de la chasser. La mort de mon père ne m'eût pas épouvanté davantage. C'était ma propre mort que je contemplais. Après avoir lu, le soir, dans mon lit, une grande tranche du Vicomte de Bragelonne, je m'endormais et j'étais pris dans les rêves pénibles que l'on fait à onze ans, où l'on découvre avec horreur que vos jambes ne vous portent plus, qu'elles plient comme du caoutchouc, qu'on ne pourra plus jamais avancer d'un pas, que vos bras sont mous, que vos mains se tordent comme de la gélatine, que vous n'avez plus la force de traîner votre corps. Vous avez la cervelle toute brumeuse ; la souffrance même a quelque chose de cotonneux, qui la rend encore plus effrayante. Vous respirez à peine ; il n'y a presque plus de vie en vous. La mort est assise sur vos épaules et pèse comme Dieu sur le dos de saint Christophe. Ces épreuves se passent en général dans des rues nocturnes, éclairées çà et là par de glauques lampadaires. Autour de vous, le monde remue égoïstement ; personne ne semble s'apercevoir de votre liquéfaction. Je crois qu'on appelle cela des rêves de croissance. J'en ai eu jusqu'à quinze ou seize ans. Le souvenir de ces petites agonies dure longtemps. Encore aujourd'hui je me les rappelle avec angoisse. L'idée que les adultes se font de la jeunesse est tout à fait fantaisiste. Ils la voient forte, vivace, ne tenant pas en place, infatigable. Erreur : la jeunesse vit interminablement la mort de Porthos. Interminablement elle tâche de bouger à travers un amoncellement de pierres.

Chapitre VIII, page 108 à 110.
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Moi c'est en 1515 que j'aurais aimé avoir vingt ans. Ou en 1792. Ou encore en 1830. Bref, n'importe quand sauf en 1974. Le monde n'a connu qu'une seule civilisation industrielle et le destin a voulu que je tombe à pieds joints dedans. A cent ans près, si j'étais né en 1854, j'y coupais. Je n'ai rien à faire de l'industrie, moi. Je suis à fond pour la civilisation agraire. Je suis à fond pour la littérature contre la science, pour les châteaux contre les usines, pour la guerre en dentelle contre la guerre atomique, pour la peste et le choléra qui dépeuplaient les pays contre l'hygiène qui les surpeuple, pour les loups qui apparaissaient en hiver et mangeaient les poules des paysans contre les moutons de Panurge qui submergent le monde. Je suis à fond pour la mortalité infantile contre les allocations familiales. Et je ne suis pas le seul de ma génération à penser de la sorte. Les adultes seraient foudroyés s'ils savaient quel intense regret des époques révolues occupe le coeur des jeunes gens de vingt ans. Ce "meilleur des mondes" qu'ils nous ont fabriqué, qu'ils nous proposent avec des mines gourmandes, enveloppé dans du papier-cadeau et noué de bolduc, nous l'échangerions avec des transports de joie contre une miette du vieux monde injuste, sans confort, mais si charmant, si intelligent, de Louis XV, par exemple.

Chapitre XX, p267.
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Il serait peut-être temps de réviser mes idées sur le père Sartre. Y aurait-il un peu de vérité dans son existentialisme ? Ce qui m'a rendu cette doctrine antipathique, c'est qu'elle ne considère que la moitié de l'homme, celle que tout le monde peut voir : ses actes. Et les pensées, alors, et les intentions, tout ce qui est invisible ? Autre raison pour quoi l'existentialisme me décourage : il est implacable. Un type fait quelque chose de mal : c'est un salaud. Pas moyen de se racheter. Salaud il est, salaud il restera jusqu'à son dernier soupir. L'étiquette est indécollable. Moi, j'ai une toute autre conception de l'existence. Je crois que c'est une perpétuelle rature, qu'on est salaud un jour, héros le lendemain, qu'on corrige sa saloperie par des regrets ou des remords, et surtout que l'on doit pardonner sans arrêt, non seulement aux autres, mais aussi à soi-même, sans quoi on ne peut plus vivre.

Chapitre I, p19.
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Alors, là, tout à coup, phénomène bizarre que j'ai observé vingt fois : autant je suis stérile quand je m'échine à méditer dans le vague, autant les choses viennent facilement si j'ai un papier pour les noter. Non, ce n'est pas exactement cela : lorsque je m'installe pour écrire une dissertation ou un récit, après que j'ai commencé (en me disant que je vais sans doute caler au bout de dix lignes), j'ai la surprise de m'apercevoir que d'autres phrases arrivent sans difficulté ; des souvenirs totalement oubliés se réveillent au moment où j'ai besoin d'eux, des idées que je n'avais jamais eues, que ne soupçonnais même pas que j'avais, accourent pour se glisser docilement là où elles doivent être. A croire que je suis deux : un type qui vit comme tout le monde, qui n'offre pas un intérêt spécial, qui ne regarde rien, n'écoute rien, ne comprend rien, qui a la cervelle pleine de courants d'air; et certains jours, à certaines heures, un type qui a vu ce qu'il fallait voir, entendu ce qu'il fallait entendre, dont la cervelle est une bande magnétique ou une chambre noire ayant enregistré ce qu'il fallait enregistrer. A chaque fois, j'en suis stupéfait. Et content, bien sûr. Content est peu dire. J'en éprouve une joie énorme. J'ai toujours pensé que le plus grand bonheur pour un individu ordinaire est d'être pris pour un autre. J'ai ce bonheur quand j'écris. Je croyais me connaître, et même me connaître à fond, à la Socrate, tout savoir de mon fort et de mon faible, et je me trouve devant un inconnu.

Chapite I, p16-17.
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Je mets au défi tout garçon de bonne foi de soutenir qu'il est possible à la fois de travailler et de faire l'amour. C'est l'un ou l'autre. J'ai eu tout le loisir de m'en convaincre. Les quatre ou cinq forts en thème de la classe étaient chastes, tant par timidité que par raison. J'ajoute qu'ils n'y avaient pas grand mal, avec leurs fronts couverts d'acnée et de furoncles, leurs gros yeux derrière les lunettes, leur odeur fade, leurs costumes pisseux et leurs habitudes tatillonnes. Entre une préparation latine qui vous assomme et une jeune femelle qui se farde, cambre la poitrine et les fesses, se tortille, pouffe, lance des oeillades, vous promet par son manège les plaisirs dont on a justement l'esprit occupé, il faut être un monstre de volonté pour choisir la préparation latine.

Chapitre VI, p88-89.
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Des liaisons peuvent durer longtemps malgré les malentendus qui les dégradent, grâce à la présence des partenaires; elle les dissimule, elle les noie dans le courant de la vie; passant de longs moments ensemble, causant, partageant de petits sentiments ou de petits espoirs, chacun voit en l'autre une quantité de nuances qui attachent et ce qui, dans un être, nourrit l'amour ou l'amitié, c'est la complexité. Le pouvoir destructeur de l'absence tient à ce que l'on cesse d'avoir cette complexité sous les yeux, que peu à peu les traits se simplifient et que l'on ne trouve plus, un jour, dans son souvenir qu'un schéma vulgaire, une caricature où deux où trois caractéristiques sont grossies jusqu'au ridicule ou à la laideur.
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Sous l'action du temps, les saucissons se pétrifiaient, les jambons vieillissants acquéraient un parfum quintessencié, qui transperçait l'étamine protectrice et troublait autant que l'odeur d'une femme désirée respirée à travers la chemise. le gruyère et le cantal prospéraient sous leur carapace comme des tortues paresseuses dans une grotte. Les légumes secs, sourdement travaillés par la vie, émettaient un murmure incessant : le riz répondait aux lentilles, qui dialoguaient avec les pois cassés et les fèves, et tout cela formait une harmonie de craquements légers, un chant imperceptible, une symphonie chuchotée, qui accompagnait l'évolution ralentie de ce monde immobile.
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